De Brocéliande en Avalon

Ce n'est pas la première fois que Lucie Chenu, la vilaine, tire le rideau pour regarder de l'autre côté du monde, là où les choses ne sont pas tout à fait les mêmes : pas aussi simples, manichéennes, plus profondes, et plus subtiles. Après (Pro)Créations, parue aux éditions Glyphe, la voilà qui explore les contrées de Brocéliande et d'Avalon. Vous les croyiez défrichées depuis longtemps ? Que nenni... Si vous voulez bien la suivre...

Jean Millemann / Retour sous le hêtre : Un écrivain quitte Paris pour Brocéliande, en quête de vie, de nature, de magie peut-être. La forêt l'enveloppe, tisse des songes dans son coeur, au rythme des apparitions d'une belle inconnue. Sensuelle et émouvante, cette nouvelle ouvre le recueil comme il se doit : par un retour là où tout a commencé. La plume de Jean Millemann découvre, à chaque arabesque, les richesses de Brocéliande. Elle sait le bruit de l'eau qui cascade, et la présence éphémère d'une libellule. Et l'on referme le livre pour savourer ce premier texte, et pour re-sentir la sérénité qui s'épanouit dans les veines quand l'on comprend que la magie et la poésie sont en nous-mêmes.
Adam Roy / Lancelot aux enfers : Alors qu'Arthur tient sa cour à Tintagel, surgit un terrible magicien nommé Moldor, qui enlève la reine Guenièvre et défie quiconque de la retrouver. Lancelot n'hésite pas et emprunte le passage qui mène aux Enfers. Molder et Scally, deux agents de la BAC, se retrouvent en forêt de Plouarnec pour coincer un fou dangereux - à moins que ce ne soit un authentique guerrier échappé du onzième siècle. Mais comme d'habitude, le mystérieux fumeur de Philipp Morris leur met des bâtons dans les roues... On change complètement d'atmosphère dans cette nouvelle à l'humour pas toujours très fin, mais néanmoins drôle et palpitante. Tout est familier dans cette parodie qui emprunte aux Visiteurs son côté décalé et trivial. C'est donc très divertissant, bien que ne volant pas haut.
Deirdre Laurin / Près du mur : A nouveau, la magie. Et cette fois c'est celle des mots, les mots qui éveillent les spectres, les mots comme une invocation. Morgane, Arthur, Guenièvre. Comme toujours. Un autre monde, une autre histoire, et pourtant c'est toujours la même. Parce que c'est un mythe. Parce que c'est l'histoire de puissances et de symboles, et que ces histoires sont éternelles et ne peuvent être changées. Et Deirdre Laurin est une magicienne, elle aussi. Ses mots sont les fils de la trame. Il n'y a pas de scénario dans son texte. Juste des images. Juste l'essence même des choses, et une compréhension du mythe qui transcende l'anecdotique. Un chef d'oeuvre.
Rachel Tanner / Locataires découpés : Une bien curieuse histoire : Morgane y est une astrologue, plus toute jeune, qui s'associe aux autres locataires de son immeuble pour contrer une expulsion visiblement frauduleuse. Le style de Rachel Tanner ne manque pas de piquant, et elle a un réel talent pour raconter des histoires et créer des personnages convaincants. Toutefois, je n'ai pas vraiment saisi les enjeux de son récit, plutôt anecdotique. La lecture est divertissante, mais ne laisse aucune impression particulière.
Nathalie Dau / Owein : Joli texte que celui de Nathalie Dau, bien que mystérieux. Là encore, c'est moins une histoire que le recommencement éternel du mythe. Le style, parfois un peu chargé, accompagne à merveille la fragilité des rêves et de la mémoire. Je regrette néanmoins que le sens du texte soit obscurci par sa poésie. Quoi qu'il en soit, c'est un beau récit.
Lionel Davoust / L'île close : Un très, très grand texte. Sur Avalon, la Geste se répète encore et encore. Arthur meurt, part vers sa dernière demeure, arrive sur Avalon, trouve Excalibur... et ainsi de suite. Seuls, le roi et son fils parricide semblent conscients de cette absence de temps. Pour les autres, ce sont les mêmes gestes, dans le même ordre et aussi, pourtant, simultanément. Voilà ce qu'est l'existence des symboles, des archétypes. D'une plume très sûre et poétique, Lionel Davoust interprète le mythe à la fois comme un docteur es sciences humaines et comme un poète. C'est ce qui fait toute la richesse, et tout le génie, de son histoire.
Megan Lindholm / Le quadragénaire et la Dame d'Argent : On continue dans le très bon, avec cette vendeuse de lingerie à temps partiel, incroyablement attachante, qui un jour rencontre un type, pas très beau et un peu barré, Merlin. Superbement traduite par Lionel Davoust, cette nouvelle m'a émue, m'a captivée, m'a enchantée. Un pur moment de bonheur, parce qu'elle est si vraie, cette femme qui se débat avec un salaire trop bas et son envie d'écrire, cette femme qui ne croit pas en la magie, n'y croit plus, et qui pourtant tente, de toutes ses forces, de ne pas se laisser emporter par l'existence. Megan Lindholm est une très grande écrivaine.
Pierre Bordage / Fort 53 : La guerre fait rage entre l'Europe chrétienne et ses adversaires. Un guerrier d'élite de la compagnie Excalibur se retrouve l'unique survivant de l'assaut du Fort 53. Courageux, il pénètre dans le château. Alors qu'il dîne à la table de son ennemi, plutôt amical, passe une procession. Mais le soldat ne posera pas la question qui lui brûle les lèvres... Bordage récidive dans un univers qui lui est cher, celui d'une anticipation particulièrement réaliste et inquiétante. Et c'est avec son immense talent de conteur qu'il nous offre cette réécriture tout en finesse d'un des plus célèbres épisodes de la Geste arthurienne. Bravo, comme d'habitude.
Léa Silhol / Désaccordé (Tuned in Dagdad) : Il est toujours difficile de parler de Léa Silhol, parce que dans ses textes, une averse de métaphores et de références masque souvent le sens. On aime le lyrisme de sa syntaxe, son mystère, comme une perle dorée qui luit dans des replis de velours, la sauvagerie de ses engagements. Mais on se perd, aussi, dans ses runes et ses labyrinthes. Léa Silhol, à l'instar de Mallarmé, joue d'une poésie cryptée comme d'une harpe piégée. Il faut avoir la passion du décodage pour la suivre. Pour ma part, c'est avec bonheur que je m'abîme dans ses symphonies... mais c'est vraiment une noyade. Cela peut décourager.
Vous l'aurez compris, ce recueil est d'une qualité exceptionnelle ! Il vaudrait peut-être mieux éviter de le mettre entre toutes les mains : ceux qui n'ont aucun intérêt pour le cycle arthurien se fatigueront sans doute à cette lecture. Mais je gage qu'ils sont peu nombreux, et les auteurs rassemblés ici nous révèlent des histoires si originales qu'on aurait tord de passer à côté !

Note : 9/10
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Kalys



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