(Pro)Créations
Imaginez vingt deux auteurs réunis autour d'un seul et même thème, la naissance, la procréation. Vingt-deux auteurs issus d'horizons différents, la science-fiction, le fantastique, la fantasy et même le polar, discutant de leurs craintes d'être père ou mère, d'un futur qui contrôlerait les naissances à outrance, d'un avenir où être enceinte serait un crime ou même tout simplement des auteurs s'amusant autour de ce thème. Et bien tout cela est devenu possible grâce à Lucie Chenu (on lui doit entre autres excellentes nouvelles un très beau dossier sur la fantaisie et les légendes arthuriennes dans Faeries) et aux éditions Glyphe qui réunissent ici ces vingt-deux auteurs pour vingt-deux textes tantôt troublants, tantôt drôles, souvent graves.
Il y a d'abord ceux que je connaissais et entre autres Mélanie Fazi qui signe ici une nouvelle, "Le pollen de minuit", à la fois poétique et originale car au contraire des autres auteurs, ce n'est pas une mère qui parle ou un père, mais une sorte de fée fantôme. Une nouvelle difficile à résumer mais d'une beauté inouïe où se mélange féerie et légendes, comme celle qui dit qu'un foetus dans le ventre d'une mère connaît déjà tous les secrets du monde, jusqu'à ce qu'un ange ou un fantôme pose son doigt sur ses lèvres.
Nous pourrions rapprocher cette nouvelle de Mélanie Fazi à celle de Pierre Alexandre Sicart, auteur que je ne connaissais absolument pas, mais dont le style m'a subjugué. Là encore, l'auteur fait revivre des légendes, celles des enfants fées qui naissent parfois dans les profondeurs de l'Écosse au son d'une harpe ou au son de la mer. Cette nouvelle ravira tous les amateurs de légendes écossaises et de féerie sombre.
Pour rester dans le conte et dans l'original nous sommes obligés d'évoquer ici la nouvelle de Fabrice Berthelot dans laquelle l'homme et la nature (notamment de superbes perroquets colorés) s'allient pour créer des sculptures sublimes. Oui, car c'est aussi ça la procréation, ce n'est pas que mettre au monde des enfants, mais c'est aussi créer des oeuvres d'art avec passion et acharnement. Une nouvelle qui se lit comme un très joli conte poétique.
C'est aussi cet aspect là qu'a décidé d'évoquer Estelle Valls de Gomis. Une nouvelle non dénuée d‘humour et qui montre que pour chaque auteur, ses écrits sont comme des enfants, qui s'en vont voyager dans le monde, qu'ils sont aussi une part d'eux-mêmes, un petit bout de leur chair, parfois même un cauchemar, quelque chose d'intime. La nouvelle est courte, mais sacrément efficace montrant encore une fois tout le talent d'Estelle Valls de Gomis !
La nouvelle d'Héléne Calvez est aussi très troublante. Commençant comme un polar, une étude des moeurs, elle se termine par une conclusion pseudo chrétienne avec la renaissance du Christ. Originale, même si je n'ai pas vraiment réussi à comprendre tous les propos de l'auteure... C'est très beau, mais un peu trop religieux pour moi...
Le côté science-fiction de cette anthologie est admirablement représenté par Pierre Bordage, qui nous décrit une société étrange, froide où le fait de vouloir un enfant est un crime... Thème d'ailleurs qui est ici un peu trop exploité à mon goût par les auteurs de SF et qui alourdi quelque peu cette anthologie. Ainsi, on aurait très bien pu se passer du texte d'Amin Maalouf qui n'est d'ailleurs qu'un extrait d'un de ses romans et de certaines nouvelles de SF qui sont un peu répétitives.
Mais (Pro)Créations recèle aussi de véritables pépites, que dis-je des chef-d'oeuvres, des nouvelles fortes qui j'en suis sûr vous marqueront à jamais !
Léo Lamarche tout d'abord qui nous décrit une banlieue, un viol, le problème de l'avortement dans la religion musulmane, qui n'a rien a envier à ce sujet aux autres religions et plus particulièrement à la religion chrétienne... Vous imaginez un peu ! Une nouvelle sombre, très sombre même et engagée, qui prend position pour la femme sans sombrer dans le féminisme primaire, une nouvelle réaliste qui évite avec talent le côté voyeur et qui ne nous sort pas les violons toutes les deux pages. Ici Léo Lamarche ose, va loin et c'est une véritable claque que l'on prend à la lecture de cette nouvelle. La procréation n'est pas que bonheur, elle est aussi viol, avortement, enfant non voulu et surtout femmes maltraitées, abandonnées dans une société emplie de préjugés et d'horreurs toutes masculines. Je n'avais encore jamais lu cette auteure mais ici, elle réussit à marquer à jamais mon esprit. Une nouvelle à lire absolument, une plume à découvrir à tout prix !
Lélio, sur un thème proche, fait réapparaître le fantôme d'un enfant, un fantôme qui vient hanter une femme qui s'est faite avorter après un viol, un fantôme qui pourrait avoir pour non culpabilité. Là encore, on ne sombre pas dans le trash pour le trash, mais l'auteure, avec brio, décrit une société masculine, faite pour la femme de violence et de traumatismes. Tout simplement sublime ! Un fantastique engagé, sombre et profond. Un style admirable et simple qui ne sacrifie pas l'histoire au profit de l'idée. Une autre de ces nouvelles à lire absolument qui peuplent cette anthologie !
Mais surtout, je voudrais insister sur la nouvelle, sublime, qui m'a ému jusqu'aux larmes, celle de Jess Kaan, ou l'histoire d'un père qui attend dans un couloir d'hôpital la naissance de son premier enfant. Mais d'étranges femmes apparaissent... Ne dit-on pas que les fées visitent les enfants pour leur offrir certains dons ? Et s'il n'y avait pas de fées ? Et si le don c'était cet amour qui va se tisser entre un père et son fils (ou sa fille) ? Un auteur admirable (j'en profite d'ailleurs ici pour vous encourager à lire son recueil de nouvelles paru aux éditions de l'Oxymore, "Dérobades", un chef d'oeuvre !), un style simple et surtout une écriture à fleur de peau, belle, qui nous réconcilie avec ces moments tendres, ces joies profondes et véritables dont la vie est si avare. Cette nouvelle m'a remué au plus profond de moi. Un homme qui parle aux hommes (et oui la procréation n'est pas qu'une histoire de femmes) au sein d'une nouvelle sublime, qui attire notre attention sur l'obligation que l'on a face aux enfants et tout l'amour que l'on doit leur donner. Un récit poignant et déchirant !
(Pro)Créations est donc une très belle anthologie, un mélange des genres, des propos, des pages faites d'enfants fées, d'enfants non voulus, de femme qui souffrent, de père aussi, de joies, de tristesses... Bref une très bonne anthologie, même si en matière de science-fiction je trouve que les textes se répètent un peu et que les thèmes sont un peu toujours les mêmes dans ce domaine, mis à part ceux de Pierre Bordage et de Patrick Eris traitant dans son style bien caractéristique les problèmes de fertilité !
Bref, une anthologie à découvrir de toute urgence, qui reste malgré tout originale et qui regroupe tout de même en son sein un certain nombre de talents de la littérature de l'imaginaire francophone ! Bravo et merci à Lucie Chenu pour ce travail réussi.
Note : 8/10
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