Interview Lucie Chenu
Il y a peu de temps, nous vous parlions de l'anthologie
(Pro)Créations sortie récemment aux éditions Glyphes. L'ouvrage regroupe un ensemble de textes ayant tous pour thème la naissance et l'enfantement. Aujourd'hui, Lucie Chenue, l'anthologiste qui a compilé ces textes, nous en dit un peu plus sur son travail.
Bonjour à vous ! Tout d'abord merci d'avoir accepté de répondre à cette interview.
Pour commencer j'aimerais savoir comment on passe d'une thèse de doctorat sur la résistance du pneumocoque à la pénicilline aux littératures de l'imaginaire ? Remarquez, de la biologie à la science-fiction il n'y a qu'un pas, n'est ce pas ? Pouvez-nous en dire un peu plus sur votre parcours ?
Alors, je ne suis pas passée de la biologie à la SF, je crois plutôt que mon incursion dans le monde scientifique est due à ma passion pour la SF qui me tient depuis mon enfance.
J'ai un parcours assez atypique... J'ai arrêté mes études après la seconde pour rentrer aux Beaux-Arts. J'y ai brillamment redoublé ma première année (pour tout dire, je ne fichais rien) et je suis partie avant de me faire virer. J'ai alors repris mes études par correspondance, dans l'espoir d'intégrer une école de photographie. Il m'a fallu quelques années avant d'obtenir mon bac, et quand je l'ai eu, j'avais changé d'idée et décidé de faire de la génétique.
Quelques diplômes et années plus tard, je m'étais rendue compte que je n'étais pas faite pour la recherche. J'avais un enfant et mon mari élevait des chevaux, j'ai alors arrêté les allers-retours épuisants et ruineux pour m'occuper de mon petit monde, et de moi-même.
Si j'ai déjà interviewé quelques auteurs, c'est la première fois que je rencontre une anthologiste. Et je dois vous avouer que je ne sais pas trop comment se passe la création d'un tel ouvrage. Est-ce l'éditeur Glyphe qui vous a contacté ? Ou bien avez-vous lancé un appel à texte et sélectionné puis contacté la maison d'édition ? Bref, comment se passe de manière générale le travail d'anthologiste...
En fait, comme d'habitude, j'ai tout fait à l'envers ! Mais ça n'est pas entièrement de ma faute ;-)
Depuis quelques années, je m'étais rendue compte que le thème de la naissance m'intéressait particulièrement. J'ai deux enfants, mon mari est éleveur de chevaux, j'ai fait de la génétique... Autant de facettes de la naissance. De plus, il était souvent question d'enfants, d'enfantement, dans mes écrits, et ce thème m'intéresse en tant que lectrice. J'ai donc petit à petit développé ce désir d'anthologie, en rêvant à quels auteurs j'y inviterais... Quand j'ai senti que le moment était venu, j'ai contacté un éditeur qui était intéressé par mon sommaire (choix d'auteurs). Hélas, il a cessé de publier des anthologies. Et moi, dans l'entrefaite, j'avais contacté les auteurs qui avaient commencé à écrire. J'ai donc entamé un véritable parcours du combattant, pour proposer une anthologie en partie constituée, soumettre des textes que je n'avais pas écrits, ce qui est une démarche complètement atypique. J'ai eu des réactions assez surprenantes, comme par exemple une éditrice qui m'a rétorqué, d'un ton offusqué : "mais, Madame ! Nous publions des auteurs, nous. Pas des textes !".
Comme quoi, éditer n'a pas le même sens pour tout le monde... J'avais toujours cru qu'on publiait des textes écrits par des auteurs, moi ;-)
En plus de tout cela, pour corser l'affaire, j'avais décidé qu'il y aurait, dans mon anthologie, aussi bien de la SF que de la fantasy, du fantastique que du polar... ce qui ne convenait pas à la plupart des éditeurs du genre, plutôt spécialisés. La rencontre avec Glyphe s'est faite par hasard, grâce à Carole Boudebesse qui y avait publié son premier roman : La Mallette jaune. Éric Martini a tellement aimé cette incursion dans la SF qu'il a décidé de démarrer une collection consacrée à l'Imaginaire, et comme c'est au départ un éditeur de livres sur l'histoire de la médecine, le thème de l'enfantement l'a naturellement séduit. Surtout pour inaugurer une collection ; c'est un beau symbole, n'est-ce pas ?
Parallèlement à cette "cuisine", il y a eu tout un travail avec les auteurs que j'ai choisis soit parce qu'ils avaient déjà écrit sur ce thème, soit parce que je sentais leur sensibilité d'écrivain très proche de ce que je recherchais. Je n'ai pas lancé d'appel à textes pour cette anthologie, ça n'était pas faisable sans avoir d'éditeur derrière moi, et ça n'était pas non plus ce dont je rêvais pour cette anthologie-là. J'avais vraiment envie d'inviter des écrivains que j'admirais. Deux nouvelles sont quand-même arrivées par hasard, par rencontres / lectures imprévues, et ça a été des excellentes surprises.
D'une manière générale, je ne recommande pas du tout de suivre cette voie pour réaliser une anthologie ; elle est épuisante ! Il vaut mieux avoir un éditeur assuré, et un contrat d'anthologiste, avant de démarrer quoi que ce soit. Mais, avec la crise de l'édition, c'est de plus en plus dur, même si on a déjà une expérience de direction littéraire en fanzinat ou en revue, comme c'était mon cas.
Votre anthologie traite donc de la naissance, de la procréation. Personnellement je n'ai pas d'enfant et je ne peux donc qu'imaginer cet instant... Mais il me semble que se doit être un véritable bonheur. Et pourtant votre anthologie n'est pas tendre. Elle est même plutôt sombre. Procréation contrôlée, voire interdite, grossesse non voulue, naissances mystérieuses. Et à part Jess Kaan, pas un seul auteur ne parle de cette joie ! Comment expliquez vous cela ? Est un choix de votre part ? Ou bien tout simplement l'inclinaison générale des auteurs ?
Je ne suis pas d'accord ! Je pense que c'est parce que vous êtes un homme et que la nouvelle de Jess Kaan vous a particulièrement touché (elle traite de paternité). Mais d'autres auteurs parlent du bonheur lié à la naissance, avec d'autres points de vue que celui du père. Ce bonheur sera parfois teinté de crainte, ou alors l'enfantement sera métaphorique (mise au monde d'une oeuvre), il y a aussi une ou deux nouvelles plutôt drôles... D'ailleurs, je viens de lire une critique qui dit que les seuls textes totalement positifs sont ceux d'Hélène Calvez et de Nathalie Dau ; et à cette critique, j'ai envie de répondre "et Jess Kaan, alors ?" ;-)
Mais bon, si je laisse de côté ma mauvaise foi, je dois reconnaître que c'est vrai, la tonalité de l'anthologie est sombre. Je crois que c'est lié à l'évolution du concept de "naissance". Dans les années 50, on pouvait écrire des histoires extrapolant des naissances extraordinaires, grâce à l'avancée (imaginaire) de la science. Il y a eu à cette époque des nouvelles très originales et très drôles, sur le thème de la naissance. Par exemple, "Une naissance tant attendue", de Damon Knight, raconte l'histoire d'un foetus qui oblige sa mère à boire du lait (qu'elle déteste) et à lire des traités de physique nucléaire.
À notre époque, le progrès scientifique est un fait réel. On sait cloner, la FIV (fécondation in vivo) et les DPI (diagnostics pré-implantatoires) sont monnaie courante, ainsi que les mères porteuses, sans parler du clonage qui, s'il est au point sur la brebis, ne peut que l'être très bientôt sur l'humain. Mais, comme d'habitude, on a joué à l'apprenti sorcier sans se préoccuper des conséquences éthiques. Or, les écrivains de SF ont plutôt tendance, dans l'ensemble, à extrapoler sur les dérives possibles de la technologie utilisée sans réflexion préalable, dérives ponctuelles ou, souvent, dérives sociologiques. Cela a donné quelques textes assez pessimistes.
Je voudrais encore une fois vous féliciter pour cette anthologie (vous et les Éditions Glyphe), car elle a d'abord cette particularité de pouvoir plaire à tout le monde. On passe de la fantasy au polar mystique, du réalisme sombre au fantastique, c'est un vrai régal ! Mais je me suis posé cette question quant au texte d'Aamin Malouf (auteur fabuleux au demeurant). Pourquoi avoir mis ce texte, ou plutôt cet extrait de roman, et pas une autre nouvelle ?
Merci pour les compliments :-)
En ce qui concerne le choix de l'extrait de roman d'Amin Maalouf, il est romancier et essayiste mais pas nouvelliste ; j'aurais adoré publier une nouvelle inédite, mais ça n'a pas été possible. J'ai déjà la chance que ce grand monsieur m'ait très gentiment répondu et ait accepté que je choisisse un extrait d'un de ses ouvrages (oui, même si les droits de reproduction ont été rachetés à son éditeur, j'ai tenu à avoir son accord, comme celui de Martin Winckler pour l'extrait de Mort in vitro).
Le Premier Siècle après Béatrice aborde la naissance d'un point de vue tout à fait original : un homme (père d'une fille) s'aperçoit des dérives sur la société de l'emploi d'une "substance" ayant pour effet d'éviter la conception de bébés-filles. Ce roman a été écrit en 1992, à une époque où l'idée d'un déséquilibre à l'échelle d'un continent paraissait incroyable. Maintenant on sait qu'en Asie l'avortement sélectif a causé un
déséquilibre démographique catastrophique. Pour cela, et parce que j'adore Amin Maalouf, il m'importait d'inclure dans cette anthologie un extrait de ce roman. Mais j'ai eu un mal de chien à choisir le chapitre, car je voulais que le thème soit bien évident, tout en ne déflorant pas l'histoire. J'ai donc pris un passage un peu à part, le procès qu'intente une jeune femme aux fabricants de la "substance".
Je trouve que votre Anthologie est tout à fait symptomatique de notre époque et plus particulièrement de ce qui traverse le courant littéraire que nous aimons, c'est-à-dire l'imaginaire au sens large. Toutes les nouvelles dîtes de "fantasy" dans
(Pro)Créations, ou se rapprochant de ce genre, font mouche à chaque fois ! Les auteurs semblent pouvoir varier les thèmes et les personnages à l'infini. Il en est de même pour le fantastique. Par contre, même si la plupart sont très intéressantes, beaucoup de nouvelles de SF semblent être un peu plus proches les unes des autres dans les thèmes, l'ambiance etc... Ne croyez vous pas que ce genre a quelque peu du mal à se renouveler ces dernières années ? (même s'il reste vivant bien entendu)
Je dois avouer quelque chose : j'ai un mal fou à séparer la SF de la fantasy ou du fantastique. Bien sûr, je me rends compte que tel ou tel livre que je lis est plus ceci, ou plus cela, mais ça n'est pas l'étiquette qui me donnera envie de le lire. D'ailleurs, le fait est que, grosso modo, les lecteurs d'Imaginaire s'intéressent à ces trois "sous-genres", à des degrés divers, certes, mais on retrouve les mêmes lecteurs, et plus encore, les mêmes auteurs, quand on passe de la fantasy à la SF...
Mais il y a autre chose. Les écrivains de SF anticipent le futur, les nouvelles technologies, et surtout leurs conséquences sur l'environnement, sur l'être humain, sur la société... Et la science va très vite, de plus en plus vite. Les prospectives ne sont pas optimistes. Il est plus difficile d'écrire de la SF d'aventures comme il y a cinquante ans.
La fantasy n'a pas ce problème ; elle se situe d'emblée dans un mode imaginaire, dans lequel tout est encore possible. On peut sauver le monde, on peut détruire le mal, on peut espérer être heureux, vivre en paix... Je crois qu'à mesure que la fantasy se développait, la SF a eu tendance à s'ancrer encore plus dans le réel. Et beaucoup de lecteurs n'ont pas envie de retrouver le réel dans leurs lectures. "Lire pour s'évader" n'est pas qu'une simple expression, c'est une aspiration !
Mais maintenant, le mouvement (de séparation entre la SF et la fantasy) tend à s'inverser grâce à la "fusion", comme dit Francis Valéry, ou aux "transfictions", comme les appelle Francis Berthelot. C'est venu ce truc hybride, ni tout à fait fantasy, ni vraiment SF, qu'on appelle le steampunk, et la fantasy urbaine... En fait, la SF se renouvelle énormément, mais on lui colle des étiquettes différentes à mesure qu'une originalité se dessine. Mais non seulement elle se renouvelle, mais en plus elle est partout, dans la pub, dans le cinéma et les séries TV, les jeux video, et jusque dans les livres que lisent ceux qui croient ne pas l'aimer, les thrillers, etc...
Pour en revenir à
(Pro)Créations vous signez la préface, mais pas de nouvelles. Pourtant vous êtes vous-même auteure. Vous êtes maman de deux enfants aussi, je crois ? Est-ce que vous auriez traité le thème d'une façon aussi sombre ? Dans quel genre d'univers auriez-vous placé votre écrit ?
J'ai déjà écrit sur le thème de la naissance, plusieurs fois. Entre autre, une version de la Genèse où je fais d'Ève la fille d'Adam et de Lilith (la première épouse d'Adam), ce qui me paraît beaucoup plus logique que d'en faire une côte d'Adam ! J'aurais probablement détourné un autre mythe, la naissance de Jésus ou celle d'Athéna, pourquoi pas ? Ou alors, j'aurais parlé de la naissance d'un poulain, de la vie d'une famille d'éleveurs... Mais je n'avais pas envie de mettre une de mes propres nouvelles dans cette anthologie.
Allez-vous nous proposer dans l'avenir d'autres anthologies ? Et quelle est votre actualité ? Va-t-on avoir le plaisir de vous lire bientôt ?
Deux anthologies, l'une pour adultes, l'autre pour un public jeunesse, devraient voir le jour en 2008, mais je ne peux encore rien annoncer officiellement tant que ça n'est pas signé. Tout ce que je peux dire, c'est qu'elles seront très différentes de
(Pro)Créations. En tant qu'auteur, j'ai des nouvelles qui devraient paraître prochainement, et puis des articles, aussi, une tonne d'articles sur des sujets divers et variés, y compris sur des sujets qui n'ont rien de SFFF ! Et puis je travaille sur un numéro de Horrifique consacré à Alain le Bussy, je fais toujours partie de l'équipe d'Univers et Chimères dont le prochain opus a pour thème les vampires, fantômes et monstres en tout genre. Enfin, Éric Martini m'a demandé de diriger la collection Imaginaires, chez Glyphe, et j'ai à moitié accepté, c'est à dire que nous la co-dirigerons tous les deux.
Petite question bonus (ou question piège !) selon notre tradition, le questionnaire express :
Si vous étiez un animal, vous seriez :
Un éléphant dans un magasin de porcelaine :-D
Si vous étiez une ville :
Le Havre, évidemment :-)
Si vous étiez un héros de film ou de roman :
Lagardère ! Version Jean Piat. Pas Aurore de Nevers, hein ! Henri de Lagardère. D'ailleurs, c'est lui que j'étais quand je jouais, enfant, à l'école (au Havre, oui ;-))
Si vous étiez une insulte :
Pas trop d'idée, là... je n'aime pas insulter les gens. Jurer, oui, par contre ! Alors si j'étais un juron, ça serait "pu*_# de mer*+ de bor#*_ de dieu !"
Si vous étiez un mot :
Aum
Si vous étiez une couleur :
Rouge carmin. Un rouge sombre et profond, qui tendrait aussi bien vers le pourpre ou le magenta que vers le sang ou l'ambre.
Je vous remercie de nous avoir accordé cette interview et je vous laisse le mot de la fin...
Eh bien, moi qui ai interviewé pas mal de gens, je ne me serais jamais doutée que ça pouvait être aussi difficile de répondre à des questions :-)
Blague à part, merci à vous et à Psychovision ! Je suis ravie de vous avoir découverts à l'occasion de la critique de
(Pro)Créations, vous faites un très bon boulot et le forum est vraiment sympa.
Interview réalisée par Cruisader