Zones Sensibles
Premier roman de Romain Verger, jeune romancier de 33 ans qui est aussi l'auteur d'un essai sur Henri Michaux, Zones Sensibles est un ouvrage troublant, inquiétant, et profondément dérangeant. Un roman étrange dans lequel la narration se déconstruit pour reconstruire une réalité nouvelle par le pouvoir des mots et de l'évocation. Une plongée dans une psyché à la raison vacillante qui nous emporte à la lisière entre folie et réalité, fantastique et onirisme avec une virtuosité d'écriture franchement jubilatoire et toujours teintée d'une grande poésie.
De la déculturation de nos sociétés anonymes et abêties à la réinvention du corps humain, à la reconstruction d'un organisme à la recherche de soi et de sa souplesse primordiale perdue qu'il va aller chercher aux tréfonds du végétal et de l'aquatique, c'est à un voyage aux confins de la folie et de la perte de soi-même que Romain Verger nous convie. Une plongée dans un monde onirique et fantasmatique où la perte de repère devient perte du corps, où la maladie permet à l'individu de se recréer et de se repenser, monstre hideux dans lequel l'abandon des attributs humains est à chaque fois une petite victoire sur les limites de nos organismes. Roman complexe me direz-vous ?
Ecriture ambitieuse certes, mais la complexité du sujet de Zones Sensibles ne se double pourtant pas d'une complexité narrative : les enjeux sont clairement présents, la pertinence et la réflexion sur le choix des mots et de la syntaxe est bien réelle, mais jamais Romain Verger nous écrase sous le poids d'une interrogation ou d'un style bien trop pesants. Au contraire, il nous offre un roman très simplement mené, l'histoire d'un homme à l'image de chacun de nous, jeune professeur dans un collège ou lycée difficile de banlieue. Les élèves sont terribles, l'incompréhension et le désintérêt de ses élèves le terrassent, les mots se perdent, la culture s'effiloche et notre narrateur plonge rapidement dans une sorte de terrible dépression stigmatisée par l'apparition de maux de dos de plus en plus douloureux.
A la disparition des mots, à l'épuisement de la langue se substituent donc les maux de Romain : dans cette école, on noie en effet les livres, on les découpe, les effeuille, pour en faire des oeuvres d'art ou des cocktails d'encre. La parole du professeur submerge ses élèves, les engloutit et ils le lui font clairement remarquer tandis que la métaphore maritime vient de plus en plus hanter et peupler la parole du narrateur. Au fil de ses trajets en train et de ses douleurs, les mots et l'évocation de sa vie désespérante défilent à la vitesse des paysages monotones qui constituent sa vie quotidienne. Mais peu à peu, la douleur va prendre le pas sur la réalité et celle-ci va se trouver peuplée de créatures inquiétantes, de pensées troublantes en rapport toujours avec la mer, l'élément aquatique ; telle un régression vers le primordial, l'amniotique, l'enfance, qui va le conduire peu à peu à une véritable régression physique.
La douleur aux vertèbres va le mener à une opération. A partir de ce moment là et de la convalescence qui s'ensuit dans un étrange centre thermal de Bretagne, la folie va prendre le pas sur la réalité du narrateur et son corps va peu à peu se transformer pour se réinventer, perdant peu à peu ses qualités humaines pour s'adapter à l'état organique de l'invertébré. Le corps va se transformer mais la conscience aussi et Romain Verger nous offre la vision de la réunion presque idéale de l'humain et de la mer, le corps devenant ce qu'il absorbe (des algues et du poisson) et malaxé jusqu'à l'étirement le plus incroyable. Le nombril disparaît, refus de son appartenance au monde qu'il rejette et qui le rejette, les dents tombent, le corps se dévertèbre, et la folie gagne.
L'individu se métamorphose et se recompose dans un élan inversé de rejet et d'acceptation qui recompose l'ordre des choses. Une formule scientifique un peu complexe, "l'ontogenèse refait la phylogenèse" formule en mots compliqués une vérité assez simple : l'évolution de l'individu au stade foetal suit et reproduit l'évolution de la vie sur terre. C'est-à-dire que le foetus va reproduire tous les stades cellulaires et le développement lié à l'aquatique jusqu'au besoin d'oxygène et à la sortie de l'eau. C'est donc l'apparition de la vie sur terre mais aussi le schéma de la naissance, la formation du foetus et la sortie du liquide amniotique.
Alors si vous me suivez, c'est le processus inverse que va suivre et revisiter Romain Verger : l'homme va retourner à l'aquatique par une lente re-transformation du corps pour confirmer une osmose fondamentale entre l'humain et le marin. Retour aux origines par une lente et méthodique recomposition du corps (mais aussi par un long et méthodique dérangement des sens…) Ici, tout est bien entendu intimement liée dans une plongée sans retour, à la fois folie et poésie.
Zones Sensibles est ainsi une très belle et très sombre plongée dans la folie et la détresse d'un homme désespéré par sa vie de tous les jours et par la société abêtissante qui l'entoure. Une histoire profondément humaine et dérangeante dans un style vraiment limpide, simple et extrêmement précis. Quand tout se désintègre autour du narrateur, c'est la force de l'écriture de Romain Verger qui vient relayer la foi dans le mot. Un ouvrage vraiment intelligent et passionnant qui nous emmène de bout en bout sans lasser et en soulevant à chaque page une nouvelle interrogation, un nouvel étonnement, un nouveau sentiment de malaise.
Un excellent roman qui nous prouve une fois de plus le talent de Quidam Editeur pour dénicher les perles rares de la littérature contemporaine. Un roman à découvrir, à lire et à relire que je ne saurais que trop vous conseiller pour découvrir d'autres territoires encore inconnus dans le panorama des littératures dérangeantes et intellectuellement excitantes ! Un jeune auteur à ne pas laisser dans l'ombre et une maison d'édition dont je ne peux que conseiller de découvrir l'intégralité du catalogue à tous les amoureux de littératures contemporaines originales et sortant des sentiers battus. Enfin des mots neufs à offrir à nos esprits curieux !
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Chaperon Rouge
A propos de ce livre :
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