Trajets et itinéraires de l'oubli
Deux personnages : Georges, employé de bureau à la vie tranquille et Elsy, sa compagne, jeune intellectuelle qui s'ennuie ferme dans cette petite existence et qui trouve une échappatoire dans l'écriture d'un essai intitulé "Discours de la fragilité".
Un décor : le musée. Mais un musée hors du commun aux dimensions internes dépassant l'entendement, plus vaste qu'il n’est possible de l'imaginer, empli d'objets d'art d'un autre temps et d'un autre monde, absurdes, incompréhensibles et hétéroclites. Un musée dans lequel il est aisé de se perdre et où l'on peut acheter un ticket d'entrée pour une année, une année de visite pendant laquelle le visiteur dort, mange et se douche au sein des galeries et se laisse entraîner au fil des méandres de son architecture infinie et démesurée.
Deux énigmes : la première, qui ouvre et clôt l'ouvrage, s'applique à l'une des tentures du musée et ne semble pas encore résolue. Elle s'énonce en ces termes : "Haménotheb part pour Ninive, au moment de monter sur son char il s'aperçoit qu'on lui a volé un cheval. Où est-il ?" De nombreux chercheurs se sont usés les yeux et les nerfs à force d'explorer les plus infimes recoins de la célèbre tenture à la recherche du cheval perdu d'Haménotheb. Georges parvient-il à trouver la solution ?
La seconde relève quant à elle de l'art mais est aussi reliée à l'effroyable musée : l'une de ses pièces maîtresses, une statuette dont la valeur artistique et historique serait semblable à la Joconde ou à la Vénus de Milo, est enfermée dans le musée, coulée dans un cube de cire qui la maintient enfermée dans une véritable gangue mystérieuse. Faire fondre le cube est impossible sous peine de faire fondre par la même occasion l'inestimable trésor. Impossible aussi de le radiographier ou de tenter toute autre manipulation scientifique. Le mystère est insondable. Le cube d'Heissenmann fait s'arracher les cheveux à tous les plus grands universitaires et scientifiques. Elsy n'aura donc de cesse de percer son secret...
Deux personnages, un décor, deux énigmes. Voilà la trame de la longue nouvelle Trajets et itinéraires de l'oubli de Serge Brussolo. Un trajet que vous ne serez pourtant pas prêts d'oublier... Cette nouvelle est extrêmement étrange, mais surtout très perturbante. La monstruosité architecturale du musée, l'effrayant labyrinthe de ses salles vous plongera dans un véritable cauchemar hallucinatoire à la suite d'Elsy, partie plusieurs années plus tôt pour faire un inventaire des salles du musée.
Une longue marche solitaire pour fuir le mensonge, mais pourtant ponctuée de quelques rencontres dérangeantes, à la limite de l'horreur. Une plongée au cœur de la solitude et de la folie, symbolisée par les méandres sans fin des couloirs du musée jusqu'à l'ultime révélation. Le trajet et l'itinéraire impossible vers l'oubli de soi, vers le grand Tout qu'il m'est malheureusement impossible de révéler ici. Mais la révélation est effroyable, croyez-moi. Le sentiment de claustration nous pénètre à chaque ligne, chaque paragraphe s'empare de nos sens pour une descente toujours un peu plus profonde vers les confins de l'horreur et de la folie.
Peu à peu l'osmose se crée entre l'humain et l'inhumain, l'homme se transforme en un monstre, le végétal transforme les chairs et les organismes, la fusion des êtres transcende la démence omniprésente et nous offre la vision d'un monde troublant hors de notre société et de nos corps. Un monde parfait en quelque sorte privé de la vie elle-même...
Difficile de ne pas trop en dire. Difficile de ne pas déflorer le mystère de cet ouvrage tout en essayant de capter l'essence de cette psychose qui nous envahit à sa lecture.
Quoiqu'il en soit, cette longue nouvelle est un chef-d'oeuvre. Inclassable, inqualifiable, elle va très loin dans la folie et dans la démesure et, comme la plupart du temps dans l'oeuvre consacrée à la science-fiction de Serge Brussolo, elle plonge très loin dans les territoires de notre inconscient et dans nos peurs les plus primales, claustrophobie, aveuglement, pénétration des chairs, transformation des sens ou encore omniprésence de la matière organique.
Lisez ce livre, vous n'en ressortirez pas indemne. En plus, au regard de son petit prix très accessible (seulement deux euros) il peut constituer une excellente introduction à l'univers halluciné de Serge Brussolo qui, j'en mets ma main au feu, n'a pas fini de nous surprendre.
Note : 8,5/10
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Chaperon Rouge
A propos de ce livre :
- Cette nouvelle publiée ici seule est aussi consultable dans le recueil Aussi lourd que le vent de Serge Brussolo publié chez Denoël Collection présence du futur.