Le Nécrophile
Attention, ce livre n'est pas à mettre entre toutes les mains. Et il ne s'agit pas ici d'un effet d'annonce mais d'une vérité.
Une concierge, rue de Vaugirard, morte d'une embolie.
Henri, six ans, mort de la scarlatine.
Une vierge, gitane, mort inconnue.
Et beaucoup d'autres, du cimetière d'Ivry jusqu'aux catacombes de San Gaudisio.
Un rapport entre tous ces morts ? Lucien, antiquaire à Paris, amateur et collectionneur de Netsuke, ces statuettes japonaises mettant en scène de vigoureux ébats amoureux avec les morts. Ah oui, aussi, Lucien est nécrophile.
Mais écoutez plutôt : "On parle du sexe sous toutes ces formes, sauf une. La nécrophilie n'est ni tolérée des gouvernements ni approuvée des jeunesses contestataires. Amour nécrophilique, le seul qui soit pur, puisque même amor intellectualis, cette grande rose blanche, attend d'être payée en retour. Pas de contrepartie pour le nécrophile amoureux, le don qu'il fait de lui-même n'éveille aucun élan".
Vous l'aurez compris, ce roman de Gabrielle Wittkop est dur, très dur. Rien ne nous est épargné dans ce journal intime de Lucien, que l'auteure nous retranscrit ici fidèlement. Peu importe l'âge, peu importe le sexe du moment qu'ils sont morts. Mais le sujet du Nécrophile, étrangement, n'est pas le sexe. Bien sûr, les scènes que nous décrit l'auteure sont clairement orientées dans ce sens mais le vrai sujet du livre c'est nous et la mort, la société face à l'innommable. Mais pour comprendre pleinement ce chef-d'oeuvre il faut se pencher sur l'auteure elle-même. Car tout est dans sa vie et son oeuvre est à peine une partie d'elle-même.
Née riche, elle ne connaît pas vraiment sa mère. Première mort. Mais Sade la sauve. Premier contact avec la littérature. Puis la seconde guerre mondiale éclate. A ce moment Wittkop est mariée à un homosexuel, déserteur allemand, Justus Wittkop. Notons d'ailleurs qu'elle-même est homosexuelle. L'auteure, qui n'a encore rien n'écrit, vit dans le péché. Et, comme en France, il n'y a que des résistants prêts à toute délation et prêt à n'importe quel rapport auprès de la gestapo, administration française zélée et haineuse, le couple fuit en Allemagne...Wittkop sera cependant enfermée à Drancy et tondue par quelques français revanchards. Mais ce traumatisme ne vient pas seul puisque Justus, malade, encouragé par un ami et par Gabrielle elle-même, se donne la mort. La mort, c'est ce qui semble poursuivre l'auteure, partisane de l'euthanasie, du droit des femmes et admiratrice de la jouissance sadienne.
D'un second mariage avec un journaliste qui va se faire assassiner naît Le Nécrophile. La mort poursuit Gabrielle Wittkop : "J'ai besoin de la mort pour jouir pleinement" disait-elle. En 1972, quand est publié le Nécrophile, c'est un taulé, la censure s'en empare, on interdit le livre au nom de la morale, prête à enfermer la plus sadienne des femmes. Wittkop rétorque : "Ma seule morale à moi, ça consiste à ne pas emmerder les autres !".
Car ce qu'a vu la censure et le gouvernement des bien-pensants, c'est le côté pornographique de l'oeuvre. Pourtant le sexe, si Wittkop l'utilise, ce n'est absolument pas pour la beauté du geste, ni pour extorquer quelque râles de jouissance à quelques vieux cochons, non, c'est plutôt pour gratter le vernis bien propre qui recouvre notre petite société. Tout comme le divin marquis.
Car le vrai sujet de ce roman c'est la mort et c'est ça qui est important. Dans nos sociétés, nous pleurons, nous enterrons, dans d'autres sociétés encore on pleure et on brûle. Ici on nous met une pierre tombale, même si on n'est pas chrétien, on cache. La pudeur, Wittkop n'a peut-être pas tort, elle a bon dos. Egoïsme, voilà ce que dit Wittkop, car, encore une fois, on cache. Mais un corps reste un corps et quand on naît, on ne commence pas à vivre, on commence à mourir. Passage fabuleux sur les odeurs de la mort. Car dans son journal Lucien le dit, il sent plus la mort que nous, l'odeur du bombyx, des humeurs, du suintant, de l'urine même. Personne n'est épargné ni l'enfant, ni l'homme, ni la femme, ni la nonne, ni le curé. Nous allons tous y passer. Mais personne ne la sent cette odeur, ou plutôt personne ne veut la sentir. Il y a le vernis de la religion, le fait que l'on cache en terre ou dans les fumées. Et quand on se promène dans les catacombes, quand on voit tous ces crânes, ce n'est pas nous que nous voyons, c'est l'autre, devenu momie, devenu "oeuvre d'art", comme les netsuke que collectionne le narrateur. Ce ne sont que des oeuvres d'arts ? Mais non rétorque Wittkop, c'est nous, c'est la vie, c'est notre futur. Et si Lucien rejette les corps des morts après les avoir "violés" (dans les cas de nécrophilie, la loi parle de viol !) dans le fleuve c'est tout simplement car ils sont remis au visible, aux yeux de tous, dans le courant du hasard, car la mort est hasard.
Le nécrophile s'ouvre sur la plus triste et la plus égoïste des fêtes : la Toussaint. "Tient Papy, on a pensé à toi ! Regarde les jolies fleurs !"... Lucien lui les déterre, les regarde, les sent et même les aime...
Le style de Wittkop ne prend pas position, ne juge pas, écrit au scalpel, elle découpe les chairs bleues, manipule les sexes glacés et elle gratte la terre faisant remonter ce que la société nous cache. C'est le contre-pied du gore grand guignol qui va rire du pire pour mettre une distance entre lui et la mort. Ici c'est du direct, d'où le choix de narration par journal intime, du vrai, pas de fuite possible.
On ne lit pas Le Nécrophile avec plaisir ou pour le plaisir, on en sort choqué et bouleversé mais avec des yeux grands ouverts. Si l'Homme arrivait à dompter la mort, il n'y aurait plus de religions, plus de guerres, plus de haine, il n'y aurait que la vie. Gabrielle Wittkop nous apprend donc ici à vivre et c'est surtout cela qu'il faut retenir bien plus que le simple côté "érotico-pervers" de l'ouvrage. A l'heure où la pratique de la langue de bois est courante partout, où tout est aseptisé, "aplani", lire Le Nécrophile devient nécessaire.
C'est certainement l'ouvrage le plus fort et le plus traumatisant que j'ai pu lire à ce jour. Mais je ne voudrais qu'on le lise pour assouvir une curiosité malsaine, car c'est bien plus que cela... Fidèle à "sa morale" l'auteure s'est donné la mort le premier dimanche de décembre en 2002. Et comme elle disait : "la vieille dame indigne (la mort) doit être digne".
Note : 10/10
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Cruisader