Miroirs et Fumée
(Smoke and Mirrors)
Les miroirs sont d'après Neil Gaiman des objets fabuleux, des artefacts de magicien qui nous font envisager les choses sous un autre angle, appréhender la vie sous une perspective nouvelle. Ils semblent dire la vérité et refléter exactement le réel, mais judicieusement placés, ils dissimulent à notre vue des choses essentielles et nous font croire en l'impossible. C'est là toute la magie et le talent des magiciens. Ajoutez à cela un peu de fumée, la vraie, celle qui "estompe le contour des objets" et vous obtiendrez la véritable fonction magique des histoires de Neil Gaiman : elle nous distraient de ce qui est tapi dans l'ombre et nous tendent, par le biais du fantastique, le miroir déformant de nos existences et de la réalité qui nous entoure...
Voilà en substance ce que nous dit l'auteur dans son introduction, certainement l'une des plus réjouissantes que j'ai jamais lue. Une introduction sous forme d'histoire, de biographie, une introduction qui nous conte la genèse de chacune des 27 nouvelles présentes dans ce recueil et qui, au fil de la plume alerte de Gaiman, nous propose en bonus une nouvelle inédite en guise d'avant propos ! Et puis il y a cet humour... Un humour extrêmement subtil et lucide qui nous mène, tel un véritable chef-d'orchestre, de note en note, de page en page, de récit en récit. Une introduction extrêmement riche vers laquelle on revient après chaque nouvelle pour en connaître les petits détails ou les anecdotes ayant présidées à sa rédaction.
Car en effet, l'un des points forts de ce recueil est de réunir quasiment toutes les nouvelles de Neil Gaiman qui ont été écrites pour différentes anthologies de tous bords, du recueil de contes de fées pour adultes au 20ème anniversaire de Penthouse. Tout cela nous offre donc une extrême variété de tons, de genres, de thèmes avec toujours ce petit je ne sais quoi inqualifiable qui fait la "Gaiman touch". Quel que soit le thème abordé, la science, les jeux vidéo, la magie, le sexe, les maltraitances aux animaux, le féerie, les maladies vénériennes (si, si, il a osé !), la mythologie, l'antiquité et j'en passe, c'est à chaque fois avec cette aisance qui le caractérise qu'il nous en brosse un portrait acerbe ou une vision poétique et onirique. Un regard parfois très tendre, parfois incisif qui vient se mêler à une très grande lucidité sur la vie et l'humain et qui se confond à chaque fois avec une réalité qui s'efface peu à peu pour donner lieu à une renaissance des mythes et des archétypes primordiaux. Les miroirs et les fumées qui obscurcissent, reflètent, brouillent et déforment notre regard ne sont jamais loin et le thème de la prestidigitation revient sans cesse, tel un leitmotiv nous guidant vers une lente défaillance de la raison, vers un brouillage des codes et des lois qui régissent notre monde.
Mais derrière l'auteur, l'homme n'est jamais très loin dans ce recueil, de nombreux éléments autobiographiques se révèlent en effet en filigrane à travers de nombreux récits, du Neil enfant, naïf et plein de foi envers les rêves et la magie, au Gaiman scénariste et écrivain à succès, lucide devant le star système et les souillures de l'existence... Certains textes sont de véritables petits bijoux, des perles de beauté et de magie, tandis que d'autres nous sidèrent ou nous déstabilisent par leur réalisme. De la nouvelle classique au poème, au rondeau ou au sizain, Gaiman nous transporte dans une prose ou une poésie parfois déroutante, dans un dédale de thèmes et de genre qui peuvent aussi bien nous laisser perplexes qu'enchantés.
J'avoue avoir au début été un peu surprise par cette hétérogénéité de forme mais finalement, une fois que l'on s'habitue à ces constantes bifurcations narratives, cela passe très bien. On découvre des facettes littéraires inconnues à notre auteur et Miroirs et Fumées se présente en réalité non pas comme un recueil purement fantastique / fantasy comme
Stardust ou
Neverwhere pouvaient le laisser supposer, mais au contraire comme un recueil extrêmement diversifié et aux nouvelles pour la plupart ancrées dans notre sociétés et dans ses mécanismes parfois les plus triviaux. Le sexe y joue un grand rôle et il va être tantôt transfiguré, tantôt offert dans ses apparats les plus crus tels que les MST. Mais ces textes politiquement incorrect sont à chaque fois savoureux et l'on suit Gaiman dans son monde chamarré et parfois déjanté, dans son univers tout en demie-teintes ou la féerie n'est jamais tapie bien loin ou bien encore vers une enfance toute en faiblesses, en croyances et en rêves qui lui permet d'écrire de belles pages sur des auteurs tels que Lovecraft ou Moorcock à qui il rend de beaux hommages.
Miroirs et Fumée est donc un recueil surprenant. Parfois inégal et déroutant mais au final une belle leçon d'écriture de la part d'un Neil Gaiman qui nous confie récit après récit ses appréhensions, ses réticences, ses joies et ses fierté d'être écrivain. Un recueil qui est aussi avant tout un pan d'une grande carrière littéraire et l'expression d'un talent inclassable, unique et incontournable.
Note : 7,5/10
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