Le Festin Nu
(Naked Lunch)

Difficile de critiquer le Festin Nu... Déjà, difficile de le classer dans un genre particulier. Comme presque tous les livres de la Beat Generation, celui de Burroughs possède une large part autobiographique, écrite selon le principe de la "littérature de l'instant", de la "prose spontanée", ou tout autre nom qui fut donné à ce style d'écriture consacré à la retranscription de la pensée telle qu'elle vient, sans filtres, s'affranchissant des règles de narration, de syntaxe ou de grammaire. Un procédé faisant la part belle aux digressions et détruisant la linéarité des intrigues de la littérature classique.
Déjà peu évidente en soit chez Kerouac ou chez Ginsberg, deux des trois membres considérés comme les plus importants de la Beat Generation, la lecture se révèle encore davantage ardue en ce qui concerne Burroughs (le troisième larron), chez qui la méthode d'écriture, dite technique du cut-up, consiste à assembler des morceaux de textes dans un ordre pas forcément logique.
Le Festin Nu pousse encore le bouchon plus loin. Car l'auteur, qui s'était déjà fait remarqué en 1953 avec son autobiographique et documentaire Junkie retraçant la vie du drogué qu'il était, écrit cette fois sous l'emprise totale de la drogue, noircissant page après page de ce qui allait devenir le Festin Nu. Inutile de trop s'appesantir sur l'histoire de la rédaction du livre, puisque l'illustre cinéaste David Cronenberg s'en est chargé dans son film Le Festin Nu, en réalité davantage un biopic qu'une adaptation du livre de Burroughs.
Signalons juste que Burroughs, alors à un stade peu raisonnable de toxicomanie, eu besoin de l'aide de ses amis Ginsberg et Kerouac pour assembler et mettre en ordre les pages de son livre. Ce fut également Kerouac qui lui donna son titre de Festin Nu. Un titre qui resta longtemps obscur à Burroughs, avant que celui-ci, après une énième cure de désintoxication, ne comprenne sa signification : "Le festin NU –cet instant pétrifié et glacé où chacun peut voir ce qui est piqué au bout de chaque fourchette". Une description toujours assez floue qui suggère pourtant des moments de prise de conscience et de frayeurs pour le junkie que chaque événement, vu à travers le prisme de la drogue, fait plonger dans un état de paranoïa profond.

Proprement impossible à résumer, le Festin Nu s'oriente autour du personnage de Bill Lee (Burroughs lui-même, donc) et de la description du monde tel qu'il le perçoit (davantage qu'il ne le vit). Un monde absurde, comique, noir, dépravé, dictatorial, rempli de médecins peu scrupuleux, de dictateurs fragiles, d'homosexuels brimés, de putains cannibales, etc... Tous plus ou moins reliés entre eux à travers la drogue, le sexe et le sang, mais certainement pas à travers une narration construite. On considérera ainsi davantage le Festin Nu comme une succession de scènes, tantôt gores, tantôt pornographiques, tantôt science-fictionnelles, tantôt à mourir de rire, parfois tout cela à la fois.
Mais pourtant, cela n'empêche pas le roman d'avoir un véritable propos en soi. Burroughs, s'appuyant sur son état de laissé pour compte, décrit une société totalement gangrenée par une morale puribonde et intolérante. Il met le doigt sur l'engrenage qui a fait de lui et de ceux de sa Beat Generation ce qu'ils sont : des exclus, certes, mais des exclus forcés, et non pas volontaires. Des résidus d'une société aux valeurs figées, des victimes condamnées à une illégalité jugée criminelle. Ce qui renvoie tout droit aux idées de la Beat Generation, cette génération marginale née de la seconde guerre mondiale, assoiffée de culture, de liberté, et d'expérimentations diverses... Une quête pour un idéal tant recherché, mais jamais trouvé.
Burroughs se livre aussi à une sorte d'autocritique sur ses propres expériences, sur les milieux marginaux qu'il côtoie, aussi impitoyables que la société consensuelle, et peuplés d'opportunistes exploiteurs se nourrissant de la déchéance d'autrui. Parvenu à l'état de toxicomane dépendant, contraint de vivre dans un milieu le menant à sa mort, il ne peut trouver sa place, il ne peut trouver ses idéaux et se trouve contraint de vivre sans réels objectifs, sans autre repaire que celui de la came ("l'algèbre du besoin")...
Du reste, la réception du livre et celle plus globalement de la Beat Generation donna raison à Burroughs et à ses amis Kerouac, Ginsberg, Cassady, Ferlinghetti... Le Festin Nu fut banni de nombreux Etats américains pour obscénité et la Beat Generation fut blâmée pour avoir soit-disant inspiré la vague de criminalité représentée par les blousons noirs. Marginalité était alors assimilée avec criminalité, au grand dam des leaders de la Beat Generation, qui connurent par la suite des chemins divers : Burroughs sympathisa avec les milieux underground pops, punks et grunges, Ginsberg se lança dans les grandes luttes des années 60 et Kerouac ne cessa de plonger dans l'alcoolisme.
Avec Sur la route (Kerouac) et Howl (Ginsberg), Le Festin Nu est le livre le plus emblématique de la littérature Beat : symbole à la fois d'un mal-être profond et d'un espoir qui ne peut que se révéler vain, il se paye en outre le luxe de dynamiter totalement les standards d'écriture, prudes et rigides à grand renfort de scatophilie, de pornographie et de maltraitance de la chair... Pas étonnant qu'une telle oeuvre ait mit tant d'année à se faire accepter...

Note : 10/10
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Walter Paisley



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