Le Fantastique des fétichistes
Estelle Valls de Gomis nous invite à un voyage fascinant, là où la raison chancelle et où l'homme s'adonne à ses fantasmes ou bien sombre dans la folie. J'attendais cette anthologie avec ferveur et impatience, annoncée depuis longtemps sur le site des Editions du Calepin Jaune, car le sujet s'avérait être à la fois passionnant (en tout cas moi il me passionne !) et surtout osé. Parler du fétichisme, pensez donc ! Voilà de quoi faire fuir un certain lectorat, mais pas de quoi non plus en faire rougir un autre ! Ceux qui s'attendent à quelque chose de croustillant risquent de refermer le livre un brin déçu mais à ceux qui auront osé franchir le pas, je vous assure que ça en vaut largement le coup car ils découvriront un univers captivant orchestré une fois de plus par la main de maître d'Estelle Valls de Gomis. Cette auteure a la capacité de changer tout ce quelle touche en or !
Comme à son habitude, l'anthologiste laisse la part belle aux auteurs du dix neuvième siècle, époque qui la passionne et qu'elle connaît sur le bout des doigts.
Alors bien sûr, on retrouve dans l'ouvrage certains indémodables mais c'est l'occasion de les lire dans un autre contexte et avec un autre éclairage. Je pense entre autres ici à une de mes nouvelles préférées : Le pied de momie de Théophile Gautier. Ce texte symbolise pour moi parfaitement l'idée que je me fais du fétichisme: un homme se rend chez un antiquaire et il tombe littéralement amoureux d'un pied de momie. Pas de la momie entière, juste le pied, que l'auteur nous décrit avec passion, avec cette plume maintenant bien connue qui fait de Gauthier un classique indémodable et l'un de mes auteurs préférés. Il amène donc ce pied chez lui, il le pose, l'admire et s'endort. Et là le rêve commence, le fantasme pourrait bien se réaliser. La réalité se trouble, on ne sait plus où elle commence et où elle finit. De même que dans le fétichisme on ne sait jamais vraiment où commence le fantasme et où il s'arrête. Car le propre du fantasme reste malgré tout d'être irréalisable, sinon il n'est plus fantasme. C'est tout ce qui ressort dans cette nouvelle, superbement écrite par Gauthier.
Du côté des indémodables toujours, une autre nouvelle m'a profondément touchée. Elle est signée d'un auteur du dix neuvième encore et que j'ai pour ma part découvert très tardivement, il s'agit d'Auguste Villiers de L'Isle Adam, qui nous conte dans L'inconnue la rencontre entre un jeune garçon et une femme qui a un lourd secret. C'est surtout, je crois, pour l'auteur, l'occasion de montrer que la première chose qui fascine un homme (et une femme) lors d'une rencontre, ce n'est pas la parole et peut-être pas la conversation que l'on va avoir, mais le physique. L'amour naît avant le verbe. Ce qui fait de cette nouvelle un écrit troublant et sombre et qui quelque part nous montre tous comme des fétichistes en puissance. C'est d'ailleurs ce que je crois. Fétichistes, nous le sommes tous.
Continuons, si vous le voulez bien, avec un autre auteur très connu, mais que j'aime beaucoup et dont la nouvelle présente ici, Il viccolo di Madama O Lucrezia, est une pure merveille. Difficile de vous raconter dans son entier cette nouvelle écrite par Prosper Mérimé, si l'on ne veut pas déflorer la chute. Un jeune homme fraîchement arrivé à Rome va rencontrer ce qui pourrait être le spectre d'une femme. Ce spectre semble le prendre pour un autre du fait d'un léger quiproquo vestimentaire. Raconté comme cela, rien de bien fascinant dans cette nouvelle. Pourtant, je peux vous assurer qu'elle l'est. D'abord par sa chute, sa construction et le style de son auteur mais aussi pour le thème qui nous intéresse c'est-à-dire le fétichisme. Ici, c'est un peu l'inverse de ce qui se passait avant, tout en étant la continuation, c'est-à-dire peu importe la personne, peu importe le dialogue, car ce qui compte, ce qui fait que l'on vous reconnaît, c'est le vêtement. En voilà un sujet qui est fétichiste ! Que se soit le bas résille, le vinyle ou je ne sais quelle autre matière, nous avons tous nos préférences et pas uniquement pour l'aspect sexuel des choses...
Estelle Valls de Gomis va donc convoquer dans cette anthologie bon nombre d'auteurs connus qui portent tous un regard sur l'obsession fétichiste, artistique par exemple chez Jean Lorrain, ou humoristique dans l'histoire de fantôme vengeur de Nicolas Gogol ou chez Charles Nodier et son collectionneur fou. Mais à côté de ces auteurs là, l'anthologiste arrive à nous faire découvrir des écrivains du dix neuvième toujours, que pour ma part je ne connaissais absolument pas et qui m'ont fasciné.
Je pense entre autre à Erkman-Chatrian, qui aborde le monde du fétichisme sous l'aspect de la douleur. Un homme est amoureux d'une chevelure mais qu'est-elle vraiment et qu'est-elle capable de faire? Voilà comment un "objet", une mèche de cheveux, peut symboliser la douleur du souvenir, la douleur de l'amour impossible et dans ces cas là, on se rattache à ces objets, à ces petites choses qui font l'autre... Une superbe nouvelle qui apporte un éclairage nouveau encore et qui montre combien cette anthologie est passionnante.
Un autre auteur que je ne connaissais pas du tout m'a stupéfait dans sa description d'un personnage qui ne semble être fasciné que par toutes ces "choses" inanimées mais au combien belles qui peuplent les grandes galeries du Louvre et que l'on appelle tableaux. Eugiene Melchior de Vogue (le nom de l'auteur) rend ici un vibrant hommage à ces objets fascinants que sont les oeuvres d'art et qui sont parfois tellement plus belles que la vie et que nos compatriotes qu'on en vient à n'aimer plus qu'elles. A moins que se ne soit pas de simples objets... Une nouvelle sublime et fascinante.
Estelle Valls de Gomis arrive donc dans cette anthologie à marier le subtile parfum du fétichisme et celui du fantastique, tout en nous faisant découvrir de nouveaux auteurs ! Pour moi un vrai bijou !
Mais l'on arrive à la dernière partie de l'ouvrage, qui est celle qui ma le plus plu et qui s'intitule : "Coupables passions". Ici Estelle a décidé de ne nous offrir que des textes d'auteurs contemporains. Et deux nouvelles au moins sont pour moi des chefs-d'oeuvres : La première est de Charlotte Bousquet et s'intitule "Doigt de fée". Il s'agit certainement de l'une des histoires les plus sombres du recueil où il est question d'une vengeance d'outre-tombe, de mutilations sur des cadavres et d'obsessions post mortem. Se peut-il qu'un homme soit tellement obsédé par l'idée de se venger qu'il en vienne à ne plus pouvoir mourir ? Une histoire sombre, vraiment très sombre et encore une fois un style mémorable ! Une autre nouvelle vraiment marquante, c'est celle d'Armand Cabasson qui, je dois l'avouer, est un des auteurs que je préfère et qui là encore m'a profondément touché, avec une nouvelle où se mélange amour, mort, tristesse dans un palais en Inde. Parfois, on s'attache à tel ou tel objet pour le souvenir qu'il nous rappelle et alors il prend vie sans vraiment être en vie. J'ai presque pleuré à la lecture de cette nouvelle, devant tant de beauté, tant de poésie et de subtilité. Une nouvelle comme seul Armand Cabasson est capable d'en écrire...
Bien sûr, je n'ai pas pu parler de toutes les nouvelles mais cette anthologie est tellement dense, tellement novatrice dans sa façon d'aborder le fétichisme qu'il est impossible de tout détailler. Le Calepin Jaune nous propose ici un ouvrage indispensable et superbe qui permet une réflexion merveilleuse et la découverte de textes qui le sont tout autant. Une anthologie qui fera date. Un livre indispensable à mon avis !
Note : 9/10
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Le Cimmerien