Dystopia
En digne fils de son illustre père, Richard Christian Matheson nous livre ici un recueil de nouvelles époustouflant de virtuosité d'écriture, d'inspiration fantastique puisant dans tous les registres les plus sombres et de talent doucement diabolique. Et avec Dystopia, vous en avez pour votre argent : en quatre cent pages, l'auteur nous livre 60 nouvelles, du jamais vu ! Une seule explication : la brièveté de la plupart de ses textes. Véritables petits bijoux d'économie de moyen et parfois de sobriété, ses nouvelles vous explosent au visage avec toute la force de la compression. Aucun mot de trop, tout est léché à la virgule près et le Sieur Matheson possède vraiment toutes les ficelles de l'écriture de la nouvelle : simplicité, efficacité, chutes magistrales et chocs des mots et des images.
La plume de Matheson est une arme précise et mortelle, fleuret ou katana, et il incise, taille, découpe et déchiquette dans les traits les plus sombres de nos existences et de notre société. La Dystopie, qui donne son nom au recueil, trouve ici une expression de génie et chaque nouvelle, en parfois seulement une page, va nous en donner une nouvelle preuve, toujours un peu plus grinçante, toujours un peu plus sombre, toujours un peu plus insoutenable, toujours un peu plus fascinante...
Les thèmes varient à l'infini et la première nouvelle, "Photos souvenirs", ouvre le bal en seulement une pages et demie avec ses deux petites vieilles agaçantes dans un fast food : les écouter radoter et s'extasier sur leurs vieilles photographies horripile le narrateur au plus haut point. Mais quand il verra les atroces scènes de tortures que montrent véritablement ces photographies, le décalage et le choc n'en seront que plus sinistres... Mais imaginez aussi un père ramassant les morceaux du cadavre de sa fille sur la route, une femme emportée jusqu'à en mourir par le démon de la luxure, un cadre carriériste adepte du marathon et du dépassement de soi contraint de courir jusqu'à l'épuisement fatal, un homme qui entend une créature pleurer sans relâche à l'intérieur de son propre corps, des robots parfaites répliques d'êtres humains devenus parfaitement obsolètes, des séances de cinéma organisées afin de tuer et d'éliminer à leur insu tous les rebuts de la société, des compagnies de scénario réécrivant le script de nos existences ratées... Et ce n'est que le début.
Quand on lit les récits de Richard Christian Matheson, on est pris d'une soudaine frénésie d'écriture : cela semble si simple chez lui, si bref et pourtant si marquant, si incisif et horrifique, qu'on a envie d'être comme lui ! Mais bon, laissons-lui le talent et laissons-le nous faire rêver ou hanter nos pires cauchemars. Chaque versant de nos vies et nos traits de caractères les plus répandus et les plus critiquables sont montrés du doigt avec acidité par Matheson et il les triture, les déforme, les passe au filtre de l'angoisse pour nous montrer leurs atroces visages ricanant dans le miroir de nos existences.
Mais parfois, il suffit juste aussi pour lui de tracer une esquisse de solitude, de mal-être et soudain, plus besoin du fantastique et de l'angoisse pour montrer l'horreur. Parfois, il suffit juste de nous décrire un homme adepte de la vente par correspondance, dénoncer le vide de son existence qu'il remplit chaque jour par une dépendance cynique et ironique à l'achat compulsif. Et bien ici, rien n'est insoutenable excepté la détresse de cet homme qui est un peu chacun de nous, perdus dans des existences franchement mercantiles et désespérées. Rien de gore dans "L'Homme qui achetait par correspondance" mais pourtant, cette nouvelle refermée on est saisis d'un étrange mal-être, d'un goût amer dans la bouche. Matheson va ainsi passer de l'ironie à l'humour, du gore au fantastique, de l'horreur à la science-fiction avec une maestria rarement égalée, tranchant à la limite de la caricature dans les moindres recoins les plus sombres de l'âme humaine.
Et ce qui est assez fou, c'est qu'en plus d'un style percutant, vif et travaillé comme une petit bijou d'orfèvrerie, l'originalité prévaut dans ce recueil : Matheson joue avec les mots et avec la mise en page et respecte le lecteur en ne lui laissant jamais l'occasion de se lasser. Les styles évoluent du plus élégant au plus relâché, une nouvelle sera de typographie manuscrite afin de rendre au mieux son caractère épistolaire, certains textes sont des journaux intimes datés, d'autres des récits au je plein d'angoisse et l'auteur va même jusqu'à écrire une nouvelle où chaque phrase n'est composée que d'un unique mot ! Certaines nouvelles sont même des extraits d'articles, des coupures de presse dans lesquelles Richard Christian Matheson joue à se mettre en scène sous son vrai nom.
Un vrai régal d'originalité ! L'auteur maîtrise son sujet et sa plume et cela se sent à chaque page. On lit, on se passionne, on aime, on en reveut toujours un peu plus. C'est un sacré pavé (car Dystopia 1 et Dystopia 2 préalablement publiés en deux tomes sont ici réunis pour la première fois) mais on ne le sent vraiment pas passer. Un moment de lecture comme on aimerait en avoir à chaque fois que l'on ouvre un livre ! Alors merci M. Matheson, vous pouvez regarder votre père droit dans les yeux et supporter la comparaison sans baisser la tête...
Note : 9/10
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