Dimension Espagne
L'anthologiste Sylvie Miller nous invite dans sa préface à lire cette compilation de textes comme si l'on piochait dans un plat à tapas, tranquille sous le soleil d'Espagne. Et elle a raison. Cet ouvrage publié chez Rivière Blanche est un régal, que dis-je un festin ! J'y ai découvert des auteurs fabuleux et une diversité de thèmes et de tons époustouflants.
C'est Juan Miguel Aguilera qui ouvre ce festin, ou quand la hard science croise la plus belle des poésies. Trois nouvelles qui nous parlent de voyages dans le temps, d'amours éternelles ou bien encore qui met en scène l'improbable rencontre de Teilhard de Chardin avec Jules Verne. J'ai été littéralement soufflé par le ton et le message de cet auteur. Dans La forêt de Glace, une scientifique refuse l'éternité et par là même refuse que son amour vive éternellement. C'est beau et triste à pleurer, très poétique, et Aguilera ne sort pas pour autant les violons inutilement, comme on dit. Sans en faire trop, il nous promène dans un univers à la fois scientifique et quasiment onirique.
La seconde nouvelle de cet auteur à une résonance encore plus forte, métaphysique et en même temps très concrète. Que feraient des "intégristes" s'ils avaient la possibilité de tuer le Christ pour qu'il ne reste plus qu'un seul prophète, le leur. Et si le christ n'était pas celui que l'on croit ? Et comment l'histoire aurait-elle été sans tous ses prophètes ? C'est à la fois beau et très intelligent, soutenu encore une fois par un style génial qui se veut à a fois profond et poétique.
Mais Aguilera est capable d'aller encore plus loin en créant une rencontre au fin fond de l'espace, entre Teilhard de Chardin et le grand Jules Verne. Cet homme qui ne voyagea que par l'imagination va se retrouver propulsé au fin fond de l'univers et toucher du doigt un secret que nous pourrions appeler Dieu. Mais attention, l'auteur ne fait pas une apologie de la religion, ne prend pas le ton du croyant mais va bien plus loin que cela. Aguilera est un poète, un humaniste et un écrivain fabuleux qui nous fait voyager, réfléchir et qui m'a ému comme je ne le suis que trop rarement.
Arrivé là, je me suis presque dit qu'il valait mieux pour moi arrêter de picorer hâtivement ces tapas car j'étais très certainement en train de lire l'une des anthologies les plus importantes de ma vie, ou du moins que je venais de découvrir un auteur important, c'est-à-dire un écrivain qui bouscule, qui dérange sans cris et sans gestes inutiles, mais juste avec la force des mots et avec ce que la SF peut nous offrir de meilleur.
Après avoir suspendu ma lecture quelque temps, j'ai repris... Elia Barcelo... Une nouvelle, Les Réapparus, plus classique, où il est question de clonage, d'amour et de mort. Ce genre d'écrit que l'on a peut être déjà lu ailleurs et toujours très intéressant et angoissant. Simple...
Puis, encore grisé par Aguilera, je me suis laissé entraîner tranquillement, flânant sous le soleil espagnol, vers Victor Conde et sa nouvelle, Le fil de l'épée de bois. Et là, le choc à encore été de taille !! Une belle histoire qui met aux prises un soldat du futur avec les atrocités d'une guerre contre des entités qui semblent dévorer les champs et les cultures alentours. Mais, peu à peu, la réalité de ce soldat se brouille, les "choses" changent étrangement autour de lui et le voilà perdu entre réalité familiale et souvenir d'une guerre atroce. Une nouvelle forte qui par le bais d'une SF étrange et soutenue par une habile plume dénonce les exactions et les atrocités des guerres et ce que des soldats, qui ne sont après tout que des hommes, peuvent subir. Génial !
Mais cette anthologie ne s'arrête pas là et réserve encore au lecteur de véritables bijoux, joyaux, que dis-je trésors ! Bref, les mots ne sont pas assez forts pour dire toutes les émotions que j'ai eu en lisant cette compilation de nouvelles, onze en tout.
Mon troisième choc émotionnel se nomme Champs d'automne de Daniel Mares. Une histoire qui commence comme un polar, dans la forme et dans le ton. On est avec une voix off, très vieux polar justement, qui nous décrit une situation. Un meurtre vient d'être commis dans un village. Mais attention ce village est bien particulier, car ici on vit vieux, très vieux plus de cent ans même, grâce à une pilule miracle. Une enquête palpitante dans ce village où un vieux flic va être obligé de faire équipe avec une jeune femme... Si cette nouvelle a un ton bien particulier, servi par un style bien à part, le propos s'en trouve alors amplifié : la vieillesse et la mort. Daniel Marres, c'est la rencontre improbable de Chandler et Bradbury (ou Huxley et bien d'autres), un chef-d'oeuvre avec des rebondissements, de la tendresse et beaucoup d'intelligence.
Dois-je continuer ? Que dois-je faire encore pour vous convaincre d'acheter ce Dimension Espagne, de vous précipiter sur cette anthologie ? Vous parler de Mein Führer, nouvelle de Rafael Marin, qui en une phrase vous saisit, vous angoisse. Voilà encore un voyage dans le temps où le présent vient à la rencontre du passé où des forces politiques luttent par voyages spatio-temporels interposés, où le "chronoglisseur" pourrait permettre de changer les pages les plus désastreuses de notre passé. Une nouvelle originale à la structure complexe et qui semble nous dire d'être sur nos gardes car les bourreaux ne meurent jamais et l'histoire pourrait bien se répéter.
Dois-je aussi vous raconter l'histoire de cet homme condamné à traverser le désert et la nuit à bord d'un train, dois-je vous raconter ces promenades littéraires dans ces autres déserts où l'homme est face à lui-même, ou bien encore ces hommes en lutte, ces phrases poétiques comme rarement je n'en ai lu et ces thèmes fabuleux ?
Je ne connaissais à ce jour rien à la SF espagnole, je la découvre ici. Si tous les écrits hispaniques sont ainsi, alors cela tient du prodige. Pas un texte, pas un auteur ne m'a déçu. Il y a tant de choses dans ce livre, tant de poésie, de vie, d'humanité, d'engagement, que ça en devient sublime, génial. Rivière Blanche publie ici sa première anthologie, c'est aussi la meilleure publication que j'aie lue de cet éditeur à ce jour. Un chef-d'oeuvre ! Et peut-être même plus que ça. Un livre que je conseille à tout le monde, qu'il soit fan de SF ou pas. Voilà un livre qui fait pleurer, qui fait rire, qui fait réfléchir et qui en même temps amène un peu de soleil espagnol chez vous.
Je n'ai rien d'autre à dire que merci à cet éditeur et merci à Sylvie Miller pour m'avoir fait découvrir certainement les plus belles pages SF contemporaines que j'ai pu lire à ce jour.
Note : 10/10
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Cruisader
A propos de ce livre :
- Chaque nouvelle est accompagnée d'une présentation sur l'auteur et Sylvie Miller dresse en fin d'ouvrage un panorama très intéressant de l'histoire de la SF espagnole.