Des milliards de tapis de cheveux
(Die Haarteppichknüpfer)

La lecture de Des milliards de tapis de cheveux d’Andréas Eschbach est une expérience unique, une plongée dans le pessimisme et le désespoir où ne percent que quelques très discrètes lueurs d'espoir très parcimonieusement distillées. Mais elles sont pourtant bien là à mon sens, malgré ce que j'ai parfois pu lire sur ce sujet. Alors suivez-moi dans ce roman exceptionnel, petit bijou de la science-fiction contemporaine qui vous entraînera dans un cauchemar bien réel, entre blessures de l'âme, tortures infinies et beauté ainsi que poésie cosmique.
Tout dans ce roman est d'une complexité et d'une densité rares : l'intrigue, les personnages, l'univers, mais aussi et surtout la structure : entre imbrication, entrecroisement, entrelacement ou simple juxtaposition, la structure explose, implose, mais se révèle aussi éminemment structurée et réfléchie derrière l'apparente déstructuration. Chaque chapitre est à lui seul une nouvelle ou du moins un texte possédant son identité narrative et sa focale propres qui s'impose au lecteur dans sa cohérence profonde en tant qu'unité au sein de l'ouvrage.
Mais chaque chapitre s'impose aussi par la cohérence qu'il maintient au sein de l'oeuvre en générale et tout l'étroit réseau de signification et tout le jeu de reprises, d'échos et de rémanences qu'il tisse et entretient avec l'ensemble du roman et des chapitres qui le constituent.
L'histoire en elle-même en est relativement "simple" (même s'il me parait assez difficile d'employer ce terme pour qualifier ce roman) : un univers - Empire au sein duquel existe une petite planète oubliée de tous et absente de toutes les cartes stellaires. Sur cette planète, la vie des habitants est régie depuis des temps immémoriaux par un rite immuable que doit remplir la Guilde des Tisseurs, les hommes les plus respectés de la planète, mais aussi les plus nombreux. Chaque tisseur a un unique but dans son existence : réaliser un tapis, un unique tapis aux dimensions préétablies qu'il constituera avec les cheveux des femmes de sa famille.
Rien de barbare dans cette pratique, les femmes et filles de Tisseurs se coupent les cheveux de leur plein gré afin de fournir l'inestimable matière nécessaire à la création du tapis de cheveux. Ce tapis, chaque tisseur le remettra pour l'empereur à l'heure de sa mort, perclus de rhumatismes et les yeux usés par le labeur, mais satisfait d'avoir conclu le fruit de toute une existence et de pouvoir enfin remettre son chef-d'oeuvre. La somme perçue pour ce tapis permettra de nourrir le fils du tisseur et sa famille pour que celui-ci puisse à son tour réaliser son propre tapis de cheveux.
Et pour ce faire, chaque tailleur ne doit donc avoir qu'un seul fils et de nombreuses filles. Chaque autre enfant mâle après le premier né sera donc sacrifié à la tradition. Et c'est ainsi qu’Abron, aîné mais rebelle à l'ordre établi et se refusant à devenir tisseur à son tour, sera tué par son père, le tisseur Ostvan, à la naissance de son second fils dont il fera désormais de celui-ci son légitime héritier.

C'est sur ce crime fondateur que s'ouvre l'oeuvre et nous apprenons très vite que tous ces tapis (le nombre est vertigineux car cette planète n'est pas là seule à fournir tous ses tapis de cheveux) doivent servir à décorer le palais de l'Empereur auquel un véritable culte est voué sur toute la planète. Pourtant, un autre chapitre nous fera bientôt découvrir l'histoire sous un autre jour : Nillian, commandant en chef d'un vaisseau en patrouille de recensement va découvrir la planète et son stupéfiant rituel et troubler à jamais sa quiétude et sa dévotion extrême envers l'Empereur en apportant la terrible vérité : L'Empereur est mort. L'empereur a été tué il y a de cela bien longtemps par une armée de rebelle et le culte n'a donc plus aucune raison d'être...
Alors pourquoi tous ces tapis de cheveux qui sont toujours convoyés par des Guildes de commerçants et embarqués dans d'immenses vaisseaux au travers de l'Empire ? Quels secrets cachait cet Empereur, quels tourments et quels buts obscurs l'ont conduit à sa perte ? Quels mystères insondables recèle cet univers torturé, ces planètes aux régimes totalitaires régis par des règles intransigeantes qui n'ont pourtant en réalité aucun fondement ?
La révélation est douloureuse, les réponses nous font grincer des dents par l'horreur qu'elles dégagent et l'effroi qu'elles génèrent dans nos esprits. Ce livre est froid, ce livre est désespéré mais ce livre est beau.
La poésie de ce roman est omniprésente mais une poésie qui ressemblerait parfois à une élégie, une litanie sombre et déchirante. Mais aussi très douce et pleine d'espoirs cachés à l'image du jeune flûtiste Piwano et de son maître Opur, décidés à tromper les Navigateurs afin que le jeune artiste, un véritable virtuose, puisse exercer sa passion et son art. Un art d'une beauté époustouflante, peut-être la seule note de joie du roman, la seule échappatoire au bris des illusions qui jonchent ces pages et nos esprits qui ne s'en remettront pas de sitôt...
Mais l'un des grands intérêts de ce livre c'est réellement sa structure, qui demanderait à elle seule une analyse de plusieurs pages. Andréas Eschbach tisse ses chapitres comme l'un de ses tisserands aux doigts d'orfèvres qu'il met en scène, avec autant de finesse, de précision et de talent que ces hommes qui travaillent des cheveux (tellement fins) pour en faire de moelleux tapis.
Chose encore plus exceptionnelle, il intègre dans sa structure une véritable cosmogonie et de véritables questionnements métaphysiques qui font échos aux données de son ouvrage : du microcosme au macrocosme, c'est ainsi que l'auteur progresse.
Il retravaille sous sa plume l'univers dans sa totalité pour mieux en montrer ses failles et son fonctionnement, véritable théorie du chaos nous montrant l'infime acte fondateur de l'implosion imminente de cet univers hallucinatoire : d'un premier chapitre nous montrant l'explosion de la sphère familiale et de l'intime, il va ainsi aller crescendo jusqu'à l'explosion (au terme métaphorique bien entendu) de l'univers et de ses lois en passant par la destruction hiérarchique, la destruction de la foi, la destruction du pouvoir, mais aussi celle des hommes, des sentiments et surtout celle des illusions à partir d'un tout petit détail : un tapis et des cheveux, un homme et ses connaissances...
Au risque donc de me répéter, LISEZ ce livre ! C'est aujourd'hui un indispensable de la science-fiction et en plus, un auteur allemand (il ne sont pas foison dans le genre) cela ne se refuse pas... C'est très beau, c'est extrêmement bien écrit, c'est d'une intelligence rare et le plaisir de lecture est égal à la durée durant laquelle ce livre vous hantera.
Pour mon compte j'ai tourné et retourné certaines scènes dans ma tête des jours durant, j'ai relu certains passages plus de cinq fois de suite tellement ils étaient prenants, durs ou parfois insoutenables (moralement car il n’y a rien de gratuit ou de gore dans cet ouvrage) et je ne peux aujourd’hui pas le regarder sans une certaine émotion. J'en fais un peu de trop croyez-vous ? Eh bien lisez des milliards de tapis de cheveux et on en reparle après...

Note : 9,5/10
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Chaperon Rouge



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