La Compagnie des loups
(The Bloody Chamber)

Angela Carter n'est pas une auteure très connue du grand public actuel. Pourtant, ses écrits sont admirables et je voudrais ici rendre hommage à une grande dame de la littérature fantastique britannique qui a su porter un regard neuf et extrêmement novateur sur la littérature et sur ses contes et légendes fondateurs. En parfaite héritière du gothique macabre des XIX et XVIII siècles et d'auteurs tels que Mary Shelley, Angela Carter s'est illustrée dans une écriture romanesque mettant principalement l'accent sur les forces obscures de l'irrationnel et de notre inconscient.
Le recueil de nouvelles La compagnie des loups qui nous intéresse ici est certainement l'un des ouvrages qui synthétise le plus les obsessions de l'auteure, à savoir l'irrationnel et l'érotisme, et c'est au travers d'une série de réécritures des contes de fées de notre enfance qu'Angela Carter va mettre en scène un renversement des valeurs patriarcales, voire phallocratiques, qui régissent habituellement ces récits dans lesquels la femme se trouve irrémédiablement prisonnière de son rôle préconçu.
Ses héroïnes nous sont toutes bien connues : le petit Chaperon Rouge aux prises avec le loup, La Belle et sa rencontre avec la Bête ou encore la jeune épouse trop curieuse de Barbe Bleue.
Angela Carter va en effet reprendre ces grandes figures littéraires et renverser totalement les postulats originels des contes merveilleux en y affirmant désormais la prédominance de la sexualité et de la femme et en affermissant ainsi la position de supériorité, ou du moins de pouvoir, de ces héroïnes désormais bien loin de leurs coutumières positions de victimes offensées.
Ces récits initiatiques adoptent donc nouvellement le regard de la femme et à l'image du Petit Chaperon Rouge de ces nouvelles, elles sauront cette fois trouver leurs propres armes pour adoucir et conquérir l'homme et l'animal. D'ailleurs, à la lecture des deux nouvelles fantastiques réécrivant ce célèbre conte, ancrées dans un monde peuplé de loups-garous et de sorcières, nous comprenons bien vite toute l'ambiguïté des rapports existants depuis toujours entre la fillette et l'animal et le doute est maintenant clairement semé quant à savoir lequel des deux est le plus séducteur...

Prenons aussi par exemple le cas du conte de la Belle et la Bête. Là encore, le texte (voire les textes car là encore deux nouvelles se partagent la réécriture sous deux angles différents) est très fidèle dans sa trame aux textes sources mais ceci à la différence près que la Belle se fera cette fois-ci l'initiatrice de l'amour charnel et que la transformation finale ne rendra pas à la Bête son apparence humaine mais transformera bien au contraire la jeune femme en une compagne animale. Complets renversements de valeurs et de positions, La compagnie des loups met ainsi en scène les pulsions et les fantasmes les plus intimes, la Belle se transformant peu à peu en fauve sous les coups de langue de la Bête, symbole s'il en est de tout fantasme de dévoration et d'animalité.
Mais que l'on ne se méprenne pas. Même si l'érotisme est omniprésent dans ce recueil, il n'est partout que suggéré. Aucune scène n'est dévoilée, le vocabulaire ne se fait qu'allusif. Tout n'est que potentialité et détournement et c'est véritablement là qu'est la subversion chez Angela Carter : en nous montrant la possibilité d'une seconde lecture et en portant sur les contes le regard de la féministe qu'elle fut toujours. C'est la découverte des vérités profondes de l'homme et de la femme qui les éveille à une vie authentique, fut-elle animale, et les mène vers l'accomplissement de soi et vers le véritable bien-être.
Mais ce sont aussi les ambiances qui se dégagent de ces nouvelles qui témoignent du talent de leur auteure : des climats de glace et de tourments où le froid et l'hostilité règnent en maîtres, des contrés arides et des forêts angoissantes où la nature se fraie de force un chemin dans les consciences épuisées et brisées, forçant les êtres à renouer avec leurs parts instinctives, leurs peurs primales et ancestrales.
Angela Carter s'enfonce très loin dans un cortège de mythes et de légendes qui font appel à l'ensemble de notre inconscient, ressuscitant pour nous, parfois simplement dans notre imaginaire sans que nous en lisions traces, tout un réseau de créatures plus chimériques les unes que les autres, sorcières, diables vampires, lycanthropes, qui vont se lier dans une harmonie de terreur et de fantastique aux personnages des contes pour leur conférer une nouvelle profondeur, une nouvelle cohérence.
Il est vrai que les réécritures des contes de fées sont assez courantes à l'heure actuelle et que ces personnages font aujourd'hui partie, avec plus ou moins de bonheur, de notre paysage quotidien. Pourtant, le travail auquel s'est livré Angela Carter n'a rien à voir avec toute cette mouvance, et ce très certainement parce qu'il a le mérite, en plus de beaucoup d'autres, d'en être l'un des pionniers.
Elle fut véritablement l'une des premières à dévoiler avec tant de facilité et de virtuosité le potentiel éminemment subversif des contes de fées, et elle le fait en plus avec une très grande érudition. Je tiens d'ailleurs à noter en cela qu'elle fut pendant de longues années la plus grande traductrice de l'oeuvre de Charles Perrault en Angleterre et que son oeuvre littéraire de réécriture se fonde ainsi sur une base de connaissance très sûre.
Mais ce point ne gâche en rien notre plaisir de lecture car jamais l'érudition ne se montre, seul le plaisir est ici de rigueur. Le texte sait se faire sensuel et voluptueux, à l'image de ses personnages qui se découvrent et se font charnues au fil des pages, et le style nous envoûte, poétique et incisif, toujours à la frontière entre macabre et merveilleux, perversité et innocence, passion sincère et cruauté. Et jamais le charme des contes de fées ne se perd et jamais ses sources ne sont dévoyées.
C'est d'une main de maître qu'Angela Carter a opéré et c'est pour notre plus grand plaisir que nous pénétrons nous aussi, candides et avides, poussés par la curiosité, dans le cabinet sanglant de Barbe bleue à la découverte du secret dissimulé, non pas derrière la porte verrouillée, mais derrière les premières pages...

Note : 8,5/10
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Chaperon Rouge



A propos de ce livre :

- A noter aussi que ce livre a fait l'objet en 1985 d’une très belle adaptation cinématographique sous le même nom. Le film a été réalisé par Neil Jordan (notamment réalisateur d'Entretien avec un vampire) et fut directement co-scénarisé par Angela Carter. Le film, visuellement très beau, mélange de nombreux contes et est centré plus principalement sur la figure du petit Chaperon Rouge. Une adaptation vraiment réussie.

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