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#1 2010-02-26 10:28:32

thimul
Nouvel Arrivant
Lieu: Rouen
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Messages: 14
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Les ordinateurs ne font pas d'erreur

Voici un texte de SF.
Un petit voyage au pays de Kafka dans le XXIIè siècle


Petit problème informatique

Saloperie d’ordinateur !

Cette affaire a débuté il y a environ 1 mois. Ce jour-là, je passe ma Carte Identito-Bancaire dans le distributeur afin d’y retirer un billet pour le magnéto-train. Cette satanée machine n’a fait aucune difficulté pour me délivrer un aller-retour Rouen-Paris. Je descends sur le quai pour m’apercevoir qu’une foule attend comme moi l’arrivée du train. Au bout d’une demi-heure, la SNCF nous apprend que suite à une alerte à la bombe magnétique, les ordinateurs, par sécurité, ont décidé de couper le système qui ne redémarrera que dans deux heures.
Je déteste les machines. Depuis quelques années, elles sont partout. Il n’y a plus de fonctionnaire. On ne peut plus parler avec un interlocuteur humain. Tout se passe par ordinateur interposé, et les ordinateurs, ça ne discute pas.
Allez faire comprendre à un terminal électronique que vous devez absolument prendre l’avion à Paris pour vous rendre à Moscou où vous êtes attendu pour midi dernier délai.
Allez donc lui faire comprendre que vous êtes le sous-directeur adjoint d’une société de pompes funèbres et que vous devez signer le plus gros contrat de vente de cercueils avec le CESD (Cartel Européen des Substances Dangereuses). Elle s’en fout la boîte à mégabit de vos problèmes économiques !
Bref, je saute dans ma Peugeot 3507, je mets les turbo-glisseurs en route et je me faufile sur l’A13. J’ai trente minutes pour gagner l’aéroport Sarkozy. Depuis que les billets ne passent plus entre des mains humaines, pas question d’arriver après l’heure limite d’embarquement. Un client retardataire, c’est un client qui reste au sol. Je fonce, et je trouve miraculeusement une place au vingt-septième sous-sol. J’attrape l’ascenseur le plus lent que j’ai jamais vu. Pendant qu’il monte, je sors ma Carte Identito-Bancaire que je glisse dans mon vidéophone. Je me connecte au serveur d’Air France. Le décompte s’affiche. Le billet expire dans 1 minute 39 secondes… 38… 37…
Quand enfin les portes de l’ascenseur s’ouvrent je me rue vers le terminal 23 Est. Je cours comme un dératé en regardant les secondes qui s’égrènent. Je finis par atteindre la bonne allée. Il me reste douze secondes. Au moment où je vais la glisser dans la fente, un type, encore plus à la bourre que moi, me percute entre les omoplates et je fais tomber la carte. Je me jette par terre en criant après le maladroit, la ramasse, et l’enfonce dans la machine exactement 0,00 seconde avant l’expiration. Elle avale ma CIB et m’explique comme d’habitude, avec sa voix impersonnelle, qu’elle me sera rendue à la descente de l’avion. Il ne me reste plus qu’à franchir le portique et m’engager dans le couloir qui mène à l’appareil. Mais au moment où je veux passer la porte blindée, celle-ci ne s’ouvre pas.
Ça n’arrive jamais, et il faut que ça tombe sur moi ! J’ai beau tambouriner elle reste verrouillée. J’ai envie de hurler. Je suis dans un tel état de rage que je me retourne et que je ne suis pas loin de coller un pain à l’abruti qui m’a bousculé, mais il a disparu sans demander son reste.
C’est complètement incompréhensible. Tout est automatique. Quand on valide son embarquement, les caméras sur les portes reconnaissent votre visage, et elles s’ouvrent pour vous laisser passer. C’est au-to-ma-tique,  bordel ! Je file au bureau des réclamations : une autre machine qui me demande avant toute requête de glisser ma carte et de taper mon code à douze chiffres ! Je hurle pour de bon.
— Je ne l’ai plus bougre de saloperie de ferraille à la noix ! Vous me l’avez avalée ma carte !
Des gens commencent à me regarder de travers. J’ai intérêt à me calmer si je ne veux pas que la sécurité s’en mêle. Les peines de prison aussi sont automatiques, et on ne peut pas dire que, depuis la suppression des juges, les lois soient devenues clémentes.
Je regarde ma vidéomontre, désespéré. Pas moyen de trouver une personne pour me renseigner. Dégoûté, je regarde l’avion s’éloigner sur la piste. Je ne suis pas d’un naturel à me lamenter sur mon sort. Je prends quelques profondes inspirations et je me mets à réfléchir à une solution alternative. Pas question que je rate le contrat du siècle à cause d’une boite à la con ! Et tout à coup, la solution me vient, limpide : la station de taxis turbo-jet. Ça coûte la peau des fesses, mais comparé à ce que ma boite va perdre si la vente ne se fait pas, je n’ai pas vraiment le choix.

Le comptoir se trouve dans l’aéroport. C’est privé, alors évidemment, il y a un interlocuteur humain. Ils peuvent se le permettre vu le prix du billet !
— Bonjour citoyen. Que puis-je faire pour vous ?
— Je souhaiterais être conduit à Moscou le plus rapidement possible. Je dois y être avant midi.
— Pas de problème, fait-il, il est à peine dix heures et avec nos taxis vous y serez en moins de quatre-vingt-dix minutes. Voulez-vous me donner votre CIB ?
— Je n’ai plus ma Carte Identito-Bancaire. Le terminal 23 Est l’a avalée, mais le portique ne s’est pas ouvert.
— Voilà qui est curieux. Pour tout dire singulier. Jamais à ma connaissance une telle chose ne s’est produite, répond-il d’un air suspicieux. Vous savez très bien que les ordinateurs ne se trompent jamais. Malheureusement, si vous ne pouvez pas régler la course avant le départ, ce sera 20 % plus cher à l’arrivée.
— Je soupire, exaspéré.
— Dans ce cas, je vais prendre un aller simple. Je reviendrai par avion.
— Notre compagnie ne vend pas d’aller simple, monsieur. Uniquement des allers-retours. Comprenez qu’une fois que le taxi vous a déposé, il faut de toute façon qu’il revienne.
— Très bien, très bien, j’accepte. Je vous paierai dès que j’aurai récupéré ma CIB à Moscou.
— Quand souhaitez-vous revenir ?
— Dans cinq jours.
— Une heure précise ?
— Non, dis-je à la limite de l’implosion. Faites vite s’il vous plait.
— Avez-vous un gage à me fournir ?
— Comment ça, un gage ?
— Ne pouvant me fournir une pièce d’identité, je me dois de vous demander de me laisser en gage le montant de la course sous la forme d’objets personnels comme la loi m’y autorise depuis la suppression des paiements en espèce.
Juste un instant, je m’imagine en train d’étrangler le bonhomme ! Mais je respire encore une fois profondément et cherche sur moi ce qui pourrait bien faire l’affaire.
Lui a les yeux rivés sur mes mains. Mon alliance en bois de hêtre. Une essence disparue depuis trente ans. Marie me l’a offerte pour notre mariage il y a six ans. Une folie. Au bord de la nausée, j’enlève la bague de mon annulaire. Si ma femme apprend ça, elle va me tuer.
Il dépose l’alliance dans le Simulateur Monétaire.
— Un bel objet, fait-il. Très rare. Il couvre 90 % des frais du voyage. Avez-vous un autre objet ?
En disant cela, il lorgne sur mon poignet. L’horloge atomique tourne. Je défais le bracelet et tends ma vidéomontre au racketteur de service qui la dépose dans le SM.
— 98 % de la somme. Je crois qu’il me faudra un dernier objet.
J’hésite, et je finis par lui filer le dernier truc de valeur qui me reste : le vidéophone. L’immeuble du CESB est pourvu d’une zone d’atterrissage sur le toit. Je n’aurai donc pas besoin de téléphoner. Enfin, j’espère. Sinon, je ne suis pas dans la mouise !
— Très bien Monsieur. Voici la carte d’embarquement que vous glisserez dans la cabine de pilotage. Tout est expliqué, vous verrez c’est très facile. Cette carte est équipée d’une puce GPS qui nous permettra de vous localiser dans cinq jours pour vous ramener chez vous. Avez-vous des bagages ?
— Tout est là-dedans, fais-je en lui montrant la plaquette que j’ai sortie de ma poche.
Il siffle admiratif.
— Valise à compaction moléculaire, bel objet ! Celui-ci aurait suffi pour vous payer le voyage.
— Oui, mais elle n’est pas à moi. Outre mes affaires de rechange, cette valise contient également les dossiers confidentiels de la société qui me l’a prêtée.
— Dans ce cas, il ne me reste plus qu’à vous souhaiter bon voyage, Monsieur. L’accès au taxi est juste derrière vous.
Je hoche la tête en guise de salut et je presse le pas dans un corridor pour finalement déboucher dans un minuscule appareil qui ne doit pas dépasser les cinq mètres de long. Il y a seulement deux sièges, l’un à côté de l’autre. Une voix impersonnelle s’élève.
— Bienvenue dans le taxi turbo-jet de la compagnie Air Express. Veuillez vous installer et insérer votre carte d’embarquement dans la fente située en face et légèrement à gauche de votre siège. Nous vous rappelons que l’usage d’héroïne multi-concentrée, de cocaïne light ou de marijuana polysaccharidée est interdit pendant toute la durée du vol.
Je m’assois et glisse nerveusement la carte dans le terminal pendant que la voix synthétique continue de m’abreuver de consignes de sécurité et de textes de loi.
Après un temps qui me paraît infini, l’appareil bouge enfin, et glisse lentement pour rejoindre l’air de décollage. Il s’élève lentement puis accélère brutalement en me collant au dossier du fauteuil. Je commence enfin à me détendre. Il y a un holographe incorporé au siège. Pendant toute la durée du vol, je me passe un vieux concert d’AC/DC en 3D en me connectant sur multinet.

Le taxi se pose une heure et quinze minutes plus tard sur le toit du Building du CESD. À 720 mètres au dessus du sol, il souffle un vent à décorner des bœufs transgéniques. Les caméras détectent ma présence et un couple ne tarde pas à venir à ma rencontre pour m’accueillir. Un bref coup d’œil aux câbles argentés qui les relient par la nuque et le sommet du crâne me confirme qu’ils se sont mélangés. C’est la nouvelle mode pour accroître l’efficacité et les capacités intellectuelles. Personnellement, ça me dégoûte de voir leurs fluides se mêler. Ils me sourient, font le même geste de bienvenue et leurs deux voix se superposent exactement.
— Bonjour, citoyen. À qui avons-nous l’honneur de parler ?
— Je suis Monsieur Delcourt Julien, sous directeur adjoint des entreprises « Crépuscule ». Je viens pour la réunion prévue à midi.
Tous les deux (ou tous les uns ?) me regardent avec des yeux incrédules.
— Vous avez dit Delcourt Julien, Monsieur ?
Je sens l’agacement qui pointe à nouveau le bout de son nez.
— Oui, j’ai bien dit ce nom. Pouvez-vous m’annoncer à votre directeur Dimitri Korsakov ?
— C’est impossible Monsieur.
— Comment ça, impossible ? Il est absent ? Nous avions pourtant rendez-vous !
— Il est impossible que vous soyez la personne que vous prétendez être. Avez-vous votre CIB ?
— Ah non, ça ne va pas recommencer ! Écoutez, je n’ai pas ma CIB. Le terminal de l’aéroport l’a avalée par erreur.
— L’ordinateur ne fait jamais d’erreur, Monsieur. Et vous devez savoir que l’usurpation d’identité est passible de sept années d’emprisonnement sur site lunaire.
— Mais enfin puisque je vous dis que je suis Monsieur Delcourt Julien !
— C’est impossible s’obstinent les deux siamois. Monsieur Delcourt est décédé ce matin à dix heures et cinquante-trois minutes dans le crash de l’avion Paris-Moscou.


Gros problème informatique

J’éclate de rire. Ils sont en train de me faire une blague. C’est sûrement un test, un bizutage, enfin un truc pour comprendre ma personnalité. Probablement un machin préconisé par un néopsy. Depuis que les ordinateurs ont remplacé la plupart des activités humaines, les métiers qui tournent autour de la sécurité et de la psychologie sont à peu près les seuls qui nous restent. À croire que tout ce qui intéresse les hommes maintenant, c’est de savoir ce qui se passe dans la tête de l’autre et de s’en protéger. Mon rire finit par se noyer dans ma gorge quand je vois leur visage hostile.
— Écoutez, je vous assure que je suis bien Julien Delcourt. J’ai manqué l’avion.
— Le CIB de Monsieur Delcourt a été enregistré sur ce vol, donc cette personne était bien dans l’avion et vous êtes un imposteur. Nous allons vous raccompagner hors de ce bâtiment. Si jamais vous tentez d’y revenir, nous vous signalerons aux autorités.
Ce n’est pas une blague. Une bouffée de panique me vrille le cortex. J’ai beau insister, ils ne veulent pas en démordre. Deux colosses surgissent sur le toit et me saisissent chacun par un bras. Leur poigne ne se desserre pas pendant la descente dans l’ascenseur. Ils ne me lâchent que pour me jeter sans ménagement sur le trottoir. Je m’étale, humilié, aux pieds de passants complètement indifférents.
Trouver un aéroport quand on ne parle pas la langue et qu’on ne sait pas lire le russe se révèle particulièrement difficile. Les deux premiers taxis que je hèle refusent de démarrer tant que je n’ai pas glissé ma CIB dans le terminal. Impossible de discuter avec une puce électronique. Je finis par laisser tomber et je passe les trois heures suivantes à faire du stop. Il parait qu’il y a plus d’un siècle, c’était un truc courant de se faire transporter gratos. Plus maintenant. On rentre dans la cabine de son véhicule, on donne l’adresse et la machine fait le reste. Pas question de s’arrêter en route pour prendre un autostoppeur.
Saloperie d’ordinateur !
Je me poste à la sortie d’un magasin et je réussis enfin à trouver une petite vieille qui accepte de me rendre le service de m’emmener à l’aéroport. Pour une fois depuis le début de cette journée de chiotte, j’ai de la chance. C’est une ancienne prof de français. Elle est ravie de pouvoir parler avec un habitant de l’hexagone. Je la remercie chaleureusement en la quittant et je m’engouffre dans un aéroport en pleine effervescence. Il y a des policiers partout, des gens pleurent, d’autres hurlent. Les annonces s’enchaînent en plusieurs langues.
L’une de ses voix est française.
« Citoyennes et citoyens. Nous avons le regret de vous annoncer l’accident du vol 5073 en provenance de Paris et en direction de Moscou. Malheureusement, il n’y a aucun survivant. Pour la liste complète des passagers, veuillez vous rendre au terminal 501, pour le dépôt de plainte contre la compagnie : terminal 502, 503 et 504. Enfin si vous faites partie des proches des défunts, vous pouvez vous rendre salle HELP 27, ou la société Cocapepsicola vous offre des rafraichissements. Cocapepsicola : un peu de bulles dans un monde de souffrance. Merci de votre attention. »
« Citizens, we are very sorry to…”
Il y a une queue de plusieurs dizaines de mètres devant le 501. À chaque fois, une personne arrive et repart effondrée. Deux heures plus tard, je suis enfin devant le terminal. Sur l’écran, une phrase.
Veuillez inscrire le nom de la personne recherchée.
Je tape « Julien Delcourt ». La machine inscrit aussitôt une réponse.

Julien Delcourt
Né le 27 juillet 2147
Décédé le 13 septembre 2184 à 10 h 53
Sous directeur adjoint des entreprises de pompes funèbres « Crépuscule »
Salaire annuel : 8459 Eurodollars
(Poste à pourvoir le 13 septembre 2174 à 10 h 54)
Compte bancaire SBL 25401978445
Solde au 13 septembre 2184 : 13 758.45 Eurodollars.
Crédits en cours : 3 478 900 Eurodollars.
Marié le 22 août 2178 à Rouen avec Madame Sarah Benharoun
Résidence actuelle : Building « Crépuscule », 132e étage, appartement 132 B. 76100 Rouen.
Identité ADN :
Hétérozygote pour la mucoviscidose, Alzheimer, fibrose rénale poly kystique
Risque génétique basique de dégénérescence cancéreuse :
Cerveau : 59 %
Poumon : 12 %
Colon : 7 %
Vessie : 16 %
Peau : 98 % pour le mélanome sous une latitude inférieure à 40 °
Demande d’autorisation de se reproduire déposée le 24 août 2178 : refusée en raison des incompatibilités génétiques avec le conjoint.

Et ça défile, et ça défile. Tout le résumé de ma vie est étalé là, enregistré quand ils m’ont pris ma CIB. Jamais un truc pareil n’est arrivé. Ils m’ont déclaré mort les cons ! Je dois bien être le seul à quitter cette foutue machine sans m’effondrer en larmes. En fait, à l’intérieur, je suis complètement paniqué. Je respire un grand coup, comme j’ai l’habitude de faire dans les moments difficiles, et je me dirige vers le bureau des renseignements où m’attend une nouvelle machine. Sur l’écran la phrase habituelle des terminaux de renseignements.
« Bonjour ! Veuillez insérer votre CIB »
Tout en bas, une petite phrase : Carte CIB perdue ou volée.
Je pose le doigt dessus. Nouveau message.
« En cas de perte ou de vol, merci de vous rendre dans la mairie de votre lieu de résidence pour y faire une déposition. »
C’est tout ? C’en est trop, je pète les plombs. Je balance un grand coup de pied dans cette saloperie et immédiatement une alarme se déclenche.
Dix secondes plus tard, quatre armoires à rangement multifonction me sautent dessus et m’applique un disque incapacitant sur le front. Je m’évanouis.

Je reprends conscience dans le bureau de la police. J’ai enfin un être humain devant moi à qui je vais pouvoir parler. Son français est approximatif. Il roule les « r ».
— Pourquoi vous agresser ordinateur de la compagnie Air France ? Où est CIB ? Quoi est votre nom ?
— Écoutez-moi, dis-je en soupirant, je m’appelle Julien Delcourt et ma CIB a été avalée par le terminal de l’aéroport Sarkozy, mais les portes ne se sont pas ouvertes. Apparemment j’ai, par erreur, été compté parmi les passagers du vol 5073. Suite à cette erreur…
— Impossible, crie-t-il subitement hargneux en tapant du poing sur la table. Ordinateur jamais fait erreur. Qui êtes-vous ?
— Je veux parler à un médiateur Poli-civil !
— Pas avant vous donner identité !
— JE M’APPELLE JULIEN DELCOURT ESPÈCE D’ABRUTI DE COSAQUE !!!
Et paf, nouvelles armoires à glace, nouveau disque incapacitant et re-coma.

Je passe les cinq jours suivants en cellule. Ils m’ont interrogé deux fois par jour. Mes côtes se souviennent encore des Stimulateurs d’Influx Nociceptifs. Moi j’appelle ça une matraque électrique, mais il parait que ça fait plus soft de dire SIN. À la fin, il y a eu un policier un peu plus futé que les autres pour demander un contrôle ADN.
Je suis à nouveau dans le bureau du chef. Il se gratte la tête, visiblement embêté.
— Vous, bien Delcourt Julien.
— C’est ce que je me tue à vous dire depuis cinq jours, dis-je sarcastique.
— Nous pas vous garder. Pas pouvoir.
— Encore heureux !
— Vous coupable de dégradation sur matériel compagnie Air France. Normalement puni trois ans de prison sur lune. Mais pas pouvoir vous garder. Ordinateur pas vouloir incarcération.
— Qu’est-ce que c’est encore que ces conneries !
— Ordinateur dit vous mort. Pas pouvoir mettre vous en prison. Vous libre. Nous garder valise compaction moléculaire pour dédommagement compagnie.
C’est à ce moment-là que je commence à réaliser la gravité de ma situation. Il me rend mes autres affaires. En reprenant ma carte Air Express, je me rends compte que nous sommes le jour du retour. Je ressors hébété. Le taxi turbo-jet  m’attend sur le parking du commissariat. Sans demander mon reste, je monte dans l’appareil et sans attendre, j’enfonce rageusement ma carte dans la console de commande.

Je passe tout le voyage à comprendre les implications de ma nouvelle situation. Je n’ai plus envie que d’une chose : serrer ma femme dans mes bras.
J’ai, les mêmes affaires depuis cinq jours, une barbe naissante qui me mange le visage et je dois puer la sueur horriblement. À la descente du taxi, je me dirige vers le guichet. Le type qui m’a vendu le billet m’y accueille avec le même sourire imbécile qu’à l’aller.
— Bonjour, dis-je. Vous vous souvenez de moi ? Je suis Julien Delcourt.
— Je me souviens de votre visage citoyen. Quant à votre nom, vous étiez tellement pressé l’autre jour que vous avez omis de me le fournir. Avez-vous récupéré votre CIB ?
— Non. Pour tout vous dire, il m’arrive un truc complètement dingue. Figurez-vous que j’ai été déclaré mort dans l’accident de l’avion Paris-Moscou.
— Voilà qui est singulier, pour tout dire impossible. L’ordinateur ne fait jamais d’erreur.
Je vous jure qu’à ce moment précis, je suis à deux doigts de sauter par-dessus le guichet et de lui arracher la langue !
— Dois-je comprendre, ajoute-t-il, sans se douter qu’il est un cheveu de faire lui aussi partie de la classe des défunts, que vous n’avez pas récupéré votre CIB ?
Je suis incapable de dire quoi que ce soit, trop occupé à essayer de garder le contrôle.
— Dans ce cas finit-il, je ne peux vous rendre vos gages. Il vous reste 12 jours pour les récupérer. Passé ce délai, ils seront la pleine et entière propriété d’Air Express.
Je suis trop épuisé pour discuter.
J’essaie de trouver un téléphone public, avant de réaliser que bien sûr, pour m’en servir, il me faut… ma CIB.
Je ne sais pas combien de personnes j’arrête avant de trouver un jeune qui accepte de me prêter son vidéophone. Il faut que je parle à quelqu’un qui me connait ou je vais tomber complètement dingue. Je compose le numéro de Sarah. Il est 17 heures passées. La pauvre doit être effondrée. Au bout d’un temps interminable, son visage s’affiche. Elle est belle. Même en veuve, elle est belle. Elle fronce les sourcils.
— Oui, fait-elle, qui me demande ?
Je me mets bien en face de l’écran 7 pouces.
— Sarah ? C’est moi Julien.
Long silence.
— Sarah, tu m’entends ? C’est moi, Julien.
— Si c’est une plaisanterie, c’est de très mauvais goût monsieur. Mon mari est mort ! C’est dégueulasse de faire ça aux gens !
— Mais Sarah je…
Trop tard, elle a raccroché. Avec ma barbe, sous le choc, elle n’a pas dû me reconnaître.
Le type à mes côtés s’impatiente. Il veut récupérer son vidéophone sans lequel il n’y a pas de bonheur possible. Au bord de la nausée, je lui rends son machin. Je donnerais n’importe quoi pour un psychotrope à effet euphoro-stimulant. Mais je n’ai même pas de quoi m’acheter une ligne de cocaïne light. Je sors de l’aéroport. Je ne prends pas la peine de descendre au 27e sous-sol. Pas de CIB : pas de possibilité de faire démarrer le véhicule.
Quatre heures passent avant que je trouve un homme d’affaires qui rentre sur Rouen. Pendant le voyage qui me ramène chez moi, je commence à lui expliquer mes malheurs. Je vois bien qu’il ne me croit pas et qu’il se demande s’il ne ferait pas mieux de me jeter de sa Renault Universo. Je me mure dans un silence prudent.
Il me dépose 35 minutes plus tard au pied de mon immeuble. Il fait nuit et la porte est verrouillée. Devinez ce qu’il faut avoir sur soi pour qu’elle s’ouvre… Vous avez 3 secondes. La carte CIB, bravo !
Je sélectionne mon numéro d’appartement sur le vidéo-interphone. Ma femme ne tarde pas à apparaître sur l’écran.
— Sarah surtout ne raccroche pas, c’est moi, Julien.
Visage décomposé.
— Ju… Julien, c’est toi ? Mais tu es… Ils ont dit que tu es… mort !
— Ouvre-moi, je t’expliquerai.
Après un temps que me semble infini, j’entends le léger déclic et je pousse la porte. Dans l’ascenseur, mon cœur bat la chamade. Elle m’attend sur le palier, en robe de chambre. Je me jette dans ses bras, à deux doigts de fondre en larmes.
— Viens entre, dit-elle. Tu veux quelque chose ? Une cocaïne, un antidépresseur poly vitaminé ?
— Je veux juste m’asseoir pour l’instant, fais-je en pénétrant dans mon salon.
Quelqu’un est assis sur le canapé devant un verre de fluowhisky : Chang Pong Yang, mon patron. Il est venu réconforter Sarah dans la terrible épreuve qu’elle croyait traverser.
Nous nous serrons la main. Ma femme tremble comme une feuille.
Je m’assois à côté de lui, je me serre un verre et je leur raconte tout.
— C’est impossible cette histoire, finit par répondre Yang avec cet accent asiatique à couper au couteau qui le caractérise. Les ordinateurs ne font pas d’erreur, jamais.
— C’est ce que tout le monde me répète, dis-je en soupirant. Ce sont des conneries si vous voulez mon avis. Des bogues il y en a toujours eu.
— Avec le langage binaire oui, argumente-t-il, mais les bogues n’existent plus depuis les ordinateurs tétravalents.
— Faut croire que oui, j’en suis la preuve vivante, si je puis dire !
— Et que comptes-tu faire ? demande Sarah.
— Tout d'abord, dormir. Demain, j’irai à la mairie voir le responsable de l’état civil et lui demander de rectifier ma situation. Monsieur Yang, c’est chic de votre part d’être passé réconforter mon épouse.
C’est alors que je remarque le petit coup d’œil gêné qu’ils se lancent. Je regarde autour de moi. Mes objets personnels ont été enlevés. Je baisse les yeux. Il porte mes chaussons aux pieds. Je me lève brutalement et je me précipite dans la chambre. Lit en désordre, slip et soutien-gorge par terre, à côté des chaussures de mon patron.
Je… Je peux t’expliquer, bredouille Sarah qui m’a suivi.
Je reviens dans le salon avec une forte envie de vomir. Il est là, debout, de plus en plus gêné. Et tout à coup, ça explose dans ma tête. Je l’empoigne par les oreilles et je lui envoie mon front sur l’arête du nez. Le sang gicle partout. Je lui saisis les cheveux et lui encastre la tête dans ma bibliothèque style cinquième république chinée aux puces de Rouen.


Solution du problème informatique

Retour en taule. Ça commence à devenir une habitude. Sauf qu’ici, tout le monde parle ma langue.
Je vous passe les premiers jours. C’est comme en Russie. Je leur propose de prendre mon ADN pour vérifier. Même grattement de tête en voyant les résultats. Ils me gardent dix jours de plus sans que je puisse voir quelqu’un. Le onzième, on me conduit à nouveau dans une salle d’interrogatoire où m’attend un type d’une trentaine d’années, en complet gris, très souriant.
— Bonjour Monsieur Julien Delcourt, dit-il avec l’accent anglais. Asseyez-vous. Je me présente : Mickael Speed, de la société Macrosoft.
Macrosoft, la multinationale qui équipe tout le système informatique de la planète.
— Tout d’abord les bonnes nouvelles. Monsieur Yang ne porte pas plainte contre vous pour l’agression dont il a été victime. Vous étiez passible de vingt ans d’emprisonnement sur site lunaire.
— Sauf qu’on ne condamne pas un mort. À ce propos, voulez-vous bien me dire quand vous allez vous bouger le derrière et mettre fin à cette gigantesque farce ?
— Calmons-nous Monsieur Delcourt. Nous abordons le côté le plus compliqué. Je vais tâcher de vous expliquer clairement ce qui se passe, aussi, essayez de ne pas m’interrompre.
J’ai une envie de l’étriper qui me monte dans le cortex frontal. Et pourtant, je vous jure que d’habitude, je ne suis pas d’un naturel violent. Je pose mes mains à plat sur le bureau pour les empêcher de trembler et pour garder le contrôle. Sinon, je ne sais pas ce qu’elles seraient capables de faire. Il continue comme s’il n’avait rien remarqué.
— Nous avons repris votre affaire depuis le début et nous avons reconstitué ce qui s’est passé. Voyez-vous, quand votre CIB est lue par le terminal d’embarquement, vous êtes automatiquement enregistré sur le vol. Un signal part alors vers le portique qui est chargé de s’ouvrir quand vous vous présentez devant lui. C’est un système très efficace qui a totalement résolu le problème des passagers clandestins. Le problème dans cette affaire vient du fait qu’il y a un temps informatique incompressible de 0,0004 seconde pour que l’information passe du terminal d’enregistrement au portique. Vous avez passé votre CIB 0,0003 seconde avant la clôture des enregistrements. Le portique n’a pas eu le temps d’être informé. Incroyable vous ne trouvez pas ? Notre ordinateur central a calculé qu’il n’y avait qu’un risque sur 356 milliards environ que ceci se produise. Donc, comme vous le voyez, il ne s’agit pas d’une erreur informatique, mais plutôt de nos informaticiens qui n’avaient pas prévu de décaler de 0.0004 seconde la fermeture du portique. Le responsable a d’ailleurs été licencié sur-le-champ, sans indemnité. Malheureusement, la malchance a voulu qu’un vol d’étourneau vienne totalement obstruer le système de refroidissement des turbines nucléaires de l’appareil qui s’est désintégré en vol. Comme vous étiez officiellement sur la liste des passagers, vous faites partie des victimes.
— Bon, je suis bien content d’apprendre que les ordinateurs ne font toujours pas d’erreur. Que prévoyez-vous maintenant pour réparer cette bourde ?
— Nous attaquons là le cœur du problème. Tous les ordinateurs sont connectés entre eux par le système multinet. Un très bon système mis au point par la société Macrosoft elle-même. Quasi instantanément la nouvelle de votre décès a été communiquée à tous les services auxquels vous étiez affiliés.
— Ça, c’est gentil de me le dire, mais je le savais déjà. Dites à vos satanées machines que je suis vivant !
— Ce n’est pas possible. Les ordinateurs sont programmés pour voir dans la mort un phénomène définitif.
— Vous vous foutez de moi ? Est-ce que j’ai l’air d’être mort ?
— Vous êtes vivant physiquement, Monsieur Delcourt, mais vous êtes mort administrativement. Et ça, plus personne ne peut y changer quoi que ce soit. Il nous faut trouver une autre solution. L’ordinateur central de Macrosoft planche sur le sujet et étudie en ce moment les différentes options qui s’offrent à nous. Quand il aura arrêté ses choix, nous viendrons vous expliquer ce que nous ferons.
— Si je comprends bien, je n’ai plus d’existence légale tant que la machine n’a pas trouvé le moyen de me remettre dans le circuit.
— C’est à peu près ça, je le crains.
— Bon. Je vais rentrer chez moi, vous m’avertirez quand votre boite à conserve aura la solution à mon problème.
— En parlant de problème, monsieur Delcourt, il y en a un autre.
— Quoi encore !
— Votre ex-femme ne souhaite pas vous recevoir chez elle. Elle préfère continuer sa vie avec Monsieur Yang qu’elle doit épouser demain. Elle m’a parlé d’une histoire d’incompatibilité génétique entre vous deux qui l’empêchait d’obtenir l’autorisation de concevoir. Toujours est-il qu’elle a catégoriquement refusé de vous revoir.
— Oui bah, qu’elle le veuille ou pas je suis encore chez moi.
— Non Monsieur. Vous semblez ne pas encore comprendre toutes les implications de votre singulière situation. Votre femme est veuve. Votre appartement a été rendu et elle habite maintenant avec votre ancien patron. Vous aviez souscrit un contrat d’assurance très intéressant dont elle est la seule bénéficiaire. Elle m’a clairement fait comprendre que, de son côté, elle préférait poursuivre sa vie comme elle est. Avez-vous de la famille ?
— Non, dis-je anéanti. Mes parents, mes frères et sœurs sont morts dans l’explosion de la centrale atomique surdynamisée de Libourne.
— Ah oui, je me souviens. Une bien triste affaire. Deux départements inhabitables pour les cent prochains siècles, une bien triste affaire. Le dernier bogue gravissime des ordinateurs binaires. Je crois que c’est cet accident qui a rendu les tétravalents obligatoires pour toutes les activités à fort potentiel accidentel. Depuis, nos ordinateurs ont complètement supplanté ces antiquités dans tous les secteurs de la vie quotidienne. Des amis ?
— Non. Des connaissances tout au plus. Aucune n’acceptera de m’accueillir. Sarah était mon seul horizon. Elle était toute ma vie. Que vais-je faire en attendant ? Comment vais-je vivre ?
— La loi n’autorise pas le vagabondage, mais elle autorise la garde à vue jusqu’à trois mois. Je serais vous, je choisirais cette option. En restant ici, vous aurez un toit et de la nourriture. On pourra vous fournir quelques vêtements de rechange. Et ainsi, nous pourrons vous trouver facilement dès que nous saurons comment résoudre notre problème.

Voilà plus de trois semaines que je n’ai pas revu la lumière du jour. Je vis dans une cellule de l’hôtel de police de Rouen, dans les sous-sols. J’alterne entre les moments d’intense colère et ceux de forte dépression. Pas un seul produit à ma disposition pour me changer les idées. Je me demande comment faisaient les hommes du vingtième siècle pour vivre une vie entière sans psychotrope.
Au début, j’ai pensé que Sarah viendrait tout de même me voir, pour s’expliquer. Elle n’est pas venue. Elle m’a rayé de sa vie. Elle me trompait sûrement avant mon décès. C’est pour ça que Yang me confiait tous les contrats à l’autre bout de la planète. Ils se sont bien foutus de moi ces deux-là ! Je n’arrive pas à la détester. Je l’aime encore.
La porte s’ouvre et un flic me demande de le suivre. Nous suivons un long couloir et entrons dans un ascenseur. Je lui pose des questions, mais il ne me répond pas. Au lieu de monter, nous descendons à des niveaux inférieurs. Nous sortons enfin pour nous retrouver dans un autre long couloir mal éclairé. Il me fond entrer dans une pièce uniquement meublée d’une table et de trois chaises. Sur l’une d’elles est assis Speed,le type de Macrosoft, tout souriant. Il parait aussi heureux que s’il avait découvert lui-même les univers sub-spatiaux. À côté de lui, un type costaud est assis, nettement plus fermé.
— Entrez, entrez ! Monsieur Delcourt, dit Speed. Asseyez-vous. Permettez-moi de vous présenter Georges, notre agent spécial.
Je leur sers la main à tous les deux.
— Pardon pour la durée de votre isolement, poursuit l’Américain, mais votre cas était particulièrement difficile à résoudre. Finalement, l’unité centrale de Macrosoft nous suggère deux solutions sans donner de préférence.
— Je suis tout ouïe, dis-je d’un air las.
— La première des solutions consiste à reconfigurer tous les ordinateurs de la planète en intégrant votre identité comme valide lors de la réinitialisation tous les systèmes. Le coût estimé est d’environ 1293 milliards d’eurodollars. Une somme que nos actionnaires ont refusé de payer après un vote sur multinet. À la quasi-unanimité, ils ont opté pour l’autre solution.
— Et qu’elle est la deuxième ?
— La mise en adéquation de vos états physique et administratif, tout simplement. Et c’est là que Georges intervient.
Il tape sur l’épaule du grand balèze à côté de lui.
— Allez-y mon p’tit Georges, vous avez le feu vert.
Je le vois qui plonge sa main dans la poche de son veston pour en sortir un objet qui ressemble à un… flingue. J’ai à peine le temps de me mettre debout pour me reculer. Deux bruits mats et assourdis.
Thumpf ! Thumpf !
Je suis projeté sur le mur de la pièce. Touché au bras. Il ne sait même pas viser ce con !
Ils se sont levés, ils se désintéressent de moi. Speed laisse sortir son tueur en le congratulant pour son efficacité. La porte se referme, je suis seul.
Je regarde mon bras. Un liquide nauséabond commence à suinter. Je lève la tête  pour voir des pommeaux de douche au plafond. Sur le sol, une bonde d’évacuation. Et je comprends.
BDC : Balles à Dissociation Cellulaire. Totalement interdites. Ma société a fait des pieds et des mains pour que ces armes soient proscrites. Elle a vite compris que réduire un homme à l’état de liquide risquait de nuire au commerce des pompes funèbres.
L’eau se met à couler. Je regarde la boue que fut mon bras partir avec l’eau dans les égouts. Le processus gagne l’épaule. Je sens ma joue qui commence à fondre.
Je n’ai pas mal.
Saloperie d’ordinat……………….

Dernière modification par thimul (2010-03-05 07:27:11)

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