Interview Mélanie Fazi
Véritable figure désormais indispensable du panorama fantastique actuel, Mélanie Fazi a accordé à Psychovision un petit entretien toute en gentillesse et en simplicité pour nous parler de son travail et de ses ouvrages. Auteure du recueil de nouvelles Serpentine et des deux romans Trois Pépins du Fruit des Morts et Arlis des Forains, soyez les bienvenus dans l'univers atypique et plein d'humanité de cette écrivaine bourrée de talent!
Bonjour Mélanie Fazi ! Avant toute chose, merci beaucoup d'accepter de vous prêter au jeu de cette petite interview pour Psychovision !
Pour commencer, pouvez-vous nous parler un peu de votre parcours et vous présenter plus amplement à nos lecteurs ? (même si la plupart vous connaissent, deux fois valent mieux qu'une !)
Bonjour, j'ai actuellement 29 ans, je vis à Paris depuis une dizaine d'années et je gagne essentiellement ma vie en tant que traductrice de l'anglais vers le français. J'ai commencé par publier des nouvelles, la première étant parue en 2000 dans l'anthologie "De minuit à minuit" consacrée au fantastique. En 2003 et 2004, j'ai également eu l'occasion de sortir deux romans et un recueil de nouvelles.
Vous avez pendant longtemps privilégié la nouvelle par rapport au roman, qu'est-ce qui vous a poussé à vous tourner vers cette forme littéraire pour Trois Pépins du Fruit des Morts ? L'envie seulement ou aussi une insidieuse pression injustifiée voulant qu'un auteur confirmé produise au moins un roman dans sa carrière ?
Question intéressante, d'autant qu'elle soulève un point qui a tendance à m'agacer : la supériorité supposée du roman par rapport à la nouvelle. C'est un discours que j'entends tenir depuis que j'ai commencé à publier. Certaines personnes estiment que le roman est une étape obligatoire pour être remarqué et pris au sérieux. D'autres considèrent la nouvelle comme un exercice et le roman comme le seul format digne de ce nom. Les premiers temps, je me braquais quand on me demandait "Quand est-ce que tu écris un roman ?" avec l'air de me demander en réalité "Quand est-ce que tu passes enfin aux choses sérieuses ?". Et puis je suis tombée dedans presque malgré moi : deux nouvelles qui refusaient de se laisser terminer ont "muté" peu à peu et sont devenues, respectivement, Trois pépins du fruit des morts et Arlis des forains.
Qu'est-ce que le roman vous permet dans vos écrits que la nouvelle ne pouvait pas vous apporter, et inversement ? Maintenant que vous avez fait un petit bout de chemin avec les deux formes, l'une d'entres elles vous satisfait-elle plus pleinement ?
Pour répondre d'abord à la deuxième question : je me sens nouvelliste avant tout et l'expérience de ces deux romans n'y a rien changé. J'ai pris beaucoup de plaisir à les écrire, mais c'est toujours la nouvelle qui semble la forme la plus naturelle pour moi. Même si ce n'est pas facile à défendre dans le contexte éditorial actuel. De ce point de vue, je ne remercierai jamais assez les Éditions de l'Oxymore de m'avoir permis de publier un recueil de mes nouvelles. J'en rêvais bien avant de me mettre à écrire des romans, mais je ne pensais pas que l'occasion me serait offerte si tôt. J'ai conscience d'avoir eu là une chance inespérée, et je suis vraiment touchée de la confiance que m'ont accordée Léa Silhol et l'équipe de l'Oxymore pendant la préparation de Serpentine.
Pour ce qui est du roman, je m'y sens moins à l'aise mais c'est une expérience intéressante. Ça me donne plus de mal dans le sens où il est plus difficile d'avoir une vision globale de ce que je suis en train d'écrire, du rythme, de la progression : je suis habituée à la concision de la nouvelle, à son côté compact et précis, justement. Mais le roman permet de développer des personnages, de laisser un peu plus de place aux digressions. Je crois que c'est surtout le rapport différent aux personnages que j'ai apprécié. Dans mes nouvelles, j'essaie de rendre mes personnages vivants et présents, mais je passe beaucoup moins de temps en leur compagnie. Cela dit, j'ai du mal à traduire en mots la différence entre ces deux types d'expérience : les idées de départ, la façon de structurer le récit, de développer des thématiques ne sont pas les mêmes, voilà tout. Au point qu'il est difficile de comparer les deux.
Vous semblez porter dans une grande partie de vos textes un regard extrêmement tendre et en même temps très lucide sur l'enfance et sur l'adolescence. Vous pouvez nous en dire un peu plus à ce sujet ? Nous expliquer un peu la récurrence de ce thème dans vos écrits ?
C'est vrai que ce thème revient souvent, mais cela dit, ça fonctionne par périodes : la plupart de mes textes récents sont construits autour de personnages d'adultes. Je suppose que ça rejoint des préoccupations personnelles à un moment donné. J'ai l'impression par exemple que j'ai beaucoup écrit du point de vue des enfants, et que j'adopte de plus en plus celui des parents (alors que je n'ai pas d'enfants moi-même). Ce qui reflète sans doute une évolution personnelle de ma part, voire l'approche de la trentaine et les questions qui l'accompagnent... Mais j'ai du mal à expliquer pourquoi ce thème revient souvent. Il m'est sans doute plus facile d'écrire sur des personnages âgés de dix ou quinze ans que de quarante, parce que j'ai eu cet âge-là et que c'est encore suffisamment proche pour que je me rappelle quelles questions je me posais, comment je percevais le monde, etc. Et j'imagine qu'on ne se détache jamais tout à fait de son enfance, dans le sens où c'est la période qui fait de nous l'adulte qu'on devient ensuite : je crois qu'il nous reste toujours quelques comptes à régler avec elle.
Mais dans vos textes, il y a aussi la mythologie grecque et les contes qui paraissent très présents. En quoi la réécriture de certains contes ou mythes et leur présence dans des récits contemporains vous paraissent-elles importantes ? Quelle signification apportez-vous à ces références ?
Les mythes grecs sont à peu près les seuls sur lesquels je me sens capable d'écrire, parce qu'ils me fascinent depuis l'enfance, même si j'ai un peu cessé de m'y intéresser par la suite. C'est-à-dire que j'en connais les figures et les grandes lignes, mais pas nécessairement le détail ou la signification symbolique. Ça m'a beaucoup intéressée d'y puiser, même si c'était très intimidant de m'approprier quelque chose d'aussi ancien et universel. Je me suis un peu documentée sur le mythe de Perséphone, et aussi sur celui de Circé, avant d'écrire Trois pépins... et la nouvelle "Mémoire des herbes aromatiques", pour ne pas commettre d'erreurs. Le mythe de Perséphone et de la création des saisons m'a toujours fascinée, je ne sais pas trop pourquoi. Et j'ignore pourquoi, au moment où j'ai créé Annabelle, le personnage de Trois pépins..., cette rencontre s'est imposée avec une telle évidence. Un de ces déclics qui vous tombent dessus brutalement et qu'on a le plus grand mal à expliquer ensuite. Pour ce qui est des références à "La Reine des Neiges" d'Andersen, c'est là aussi une histoire qui m'a beaucoup marquée enfant. Là encore, le parallèle s'est imposé au moment où je brassais pas mal d'idées pour la rédaction de Trois pépins..., mais je suis incapable d'expliquer pourquoi. C'était là, en filigrane, tout simplement.
Quant à la réécriture des contes ou mythes dans la littérature contemporaine, c'est une tendance que je trouve très intéressante mais je n'ai pas assez de recul pour en tirer des conséquences, ni expliquer ce qui les motive. Ça fait sans doute appel à des images, des concepts et des émotions ancrés profondément dans l'inconscient humain, et c'est certainement ce qui fascine, ce qui pousse à reprendre ces mythes pour les réécrire à sa façon.
De manière plus générale, ce qui m'a le plus frappé à la lecture de tous vos textes, c'est le regard extrêmement sensible et surtout profondément humain que vous portez sur les êtres et sur la vie en général. Une manière de vous concentrer sur un petit détail qui pourrait paraître anodin chez d'autres mais qui résume en fait toute une part de la sensibilité et de la personnalité de vos personnages. Le petit détail qui fait que l'on ne peut que se sentir proche de vos héros et s'identifier profondément à eux. Vous confirmez ce point ? Est-ce une manœuvre pleinement consciente de votre écriture ou cela dépasse-t-il le degré conscient de votre démarche ?
Sans doute un mélange des deux. Avec l'expérience de l'écriture, je commence à avoir plus de recul sur le processus, à "sentir" qu'un détail est nécessaire à tel ou tel moment pour plonger le lecteur dans l'ambiance. Mais avant tout, quand je fais appel à des détails, c'est parce que j'en ai besoin, moi, pour m'y plonger aussi. J'essaie de visualiser les décors au maximum, de ressentir les émotions de mes personnages, de dessiner tout ça précisément dans ma tête. Et ensuite, ce que je vois et ressens, j'ai envie et besoin de le partager avec le lecteur. J'ai envie de lui transmettre aussi fidèlement que possible ce que j'ai dans la tête, tout en sachant que c'est illusoire. D'où la frustration de la première relecture du texte, d'ailleurs : je me dis presque toujours "C'est beaucoup moins bien que ce que j'imaginais". Mais je suis souvent surprise par les réactions de lecteurs qui viennent me parler de certains textes et me décrivent assez précisément l'effet que je cherchais à produire. Par moments, ça semble quasiment miraculeux. Comme partager des images par télépathie, ou les faire apparaître par magie. Il y a effectivement une certaine magie dans le choix des mots : trouver celui qui fera naître le plus précisément une image ou une émotion dans la tête de quelqu'un d'autre. Il y a là-dedans quelque chose d'assez ludique.
La question classique pour tenter de vous connaître un peu mieux : quelles sont vos influences principales, lieux, auteurs, musiques, personnes ou autres ?
Je réponds souvent à cette question en parlant de musique, qui reste ma source d'inspiration principale : le déclic qui donne naissance à une nouvelle est souvent lié à une chanson (même si le résultat, ensuite, n'a qu'un rapport ténu avec la chanson en question). J'écoute pas mal de rock au sens large, j'ai beaucoup fréquenté les salles de concert à une époque (un peu moins depuis quelques années) et j'ai un rapport assez viscéral à la musique. Ce sont souvent ces émotions-là que j'essaie de retranscrire dans l'écriture, qui dictent des images ou des ambiance . Le cinéma m'influençait beaucoup quand j'ai commencé à écrire, il y a une douzaine d'années, j'allais jusqu'à donner à mes personnages les traits d'acteurs que j'aimais bien, mais c'est moins fréquent aujourd'hui. Par contre, il est plus rare que je sois directement influencée par des livres ou auteurs. Peut-être parce qu'il n'y a pas cette envie de transposer des émotions visuelles ou sonores en phrases, puisqu'il s'agit déjà d'écriture, donc du même mode d'expression. Cela dit, je cite souvent comme influences Lisa Tuttle, un de mes auteurs préférés en matière de fantastique, et les anthologies "Territoires de l'inquiétude" parues chez Denoël dans les années 90 : je les ai lues à l'époque où je commençais à écrire et c'est sans doute là que je me suis aperçue que c'était ça, ce type d'images et d'émotion, que j'avais envie de créer moi aussi. C'est là que mon amour de la nouvelle fantastique s'est réellement précisé.
Vous êtes à l'heure actuelle l'une des figures montantes du fantastique francophone contemporain. Quel regard portez-vous sur la production actuelle dans le domaine de l'imaginaire ?
Vaste question à laquelle je ne sais pas trop comment répondre. D'autant que je lis de moins en moins, par manque de temps, même si je continue à me tenir très au courant des sorties. Et j'ai du mal à parler de l'édition avec du recul, à dégager des tendances, etc. Mais j'ai l'impression qu'il sort beaucoup plus de livres intéressants que je n'ai le temps d'en lire, et qu'il y a régulièrement des auteurs qui débarquent avec une voix, un univers personnels, quelque chose de nouveau à apporter. Je me suis beaucoup intéressée, il y a quelques années, aux jeunes auteurs qui publiaient des nouvelles dans différents supports, et notamment dans la série d'anthologies Emblèmes chez l'Oxymore, dont je viens d'apprendre l'arrêt. Une perte inestimable, à mes yeux, car l'Oxymore effectuait un travail fabuleux en matière de découverte des jeunes auteurs. Il y avait là des voix, des univers intéressants, dont certains réellement impressionnants (j'avais été assez marquée notamment par la lecture de textes signés Lélio ou Léo Henry, pour n'en citer que deux). Mais les supports les plus aventureux n'étant pas les plus durables, il risque de devenir plus difficile pour les jeunes auteurs nouvellistes de faire leurs débuts.
Sinon, à un niveau plus personnel, j'avoue que je regrette beaucoup la part réduite, voire inexistante, réservée au fantastique en ce moment. Et plus particulièrement au format de la nouvelle fantastique, que j'adore. Ce n'est pas tant une frustration d'auteur que de lectrice qui aimerait en avoir un peu plus à se mettre sous la dent. C'est ce genre-là qui m'a faite, en quelque sorte, il véhicule un type d'émotion que je ne retrouve nulle part ailleurs.
Et en ce qui vous concerne, vous n'êtes certainement pas sans vous douter que l'on attend avec grande impatience de pouvoir vous lire de nouveau ! Pouvez-vous nous parler de vos projets ? Aurons-nous l'occasion de vous retrouver prochainement et sous quelle forme, roman ou nouvelles ? Un petit mot sur le thème, histoire de nous mettre l'eau à la bouche ?
Il y a quelques projets dont je ne peux pas encore parler, notamment un projet de quatrième livre qui prend forme petit à petit. Quelques nouvelles à paraître en attendant, aussi. Mon prochain texte, intitulé "Les cinq soirs du lion", doit paraître en novembre dans un journal, mais j'attends que ce soit officiel pour en dire plus. De toute façon, j'annonce mes parutions au fur et à mesure sur mon site www.melaniefazi.net que j'essaie de remettre à jour dès qu'il y a du nouveau. Et puis j'attends avec impatience la parution aux USA de ma nouvelle "Elégie" (sous le titre "Elegy" comme il se doit) dans le Magazine of Fantasy & Science Fiction, d'ici quelques mois. Ce sera mon troisième texte paru en anglais.
Quel(s) conseil(s) donneriez-vous à un jeune auteur désireux de suivre vos traces ?
Mon principal conseil, ce serait d'écrire selon ses envies, son univers personnel, plutôt que de suivre un courant "parce que c'est ce qui se publie en ce moment" ou de se conformer strictement aux règles d'un genre. Trouver sa voix personnelle avant toute chose, en un mot.
Apprendre à ne pas se laisser décourager par les critiques ou les refus, ne pas hésiter à retravailler sans cesse. Et garder en tête qu'on n'atteint pas du premier coup la maturité nécessaire pour produire un texte publiable. Ça demande du temps et de la pratique.
Un autre conseil serait aussi de ne pas céder à l'idée reçue selon laquelle "les éditeurs publient toujours les mêmes" sans laisser leur chance aux nouveaux auteurs. Je connais bien, j'avais la même certitude à l'époque de mes premiers textes, et ça me fait sourire avec le recul. Je ne dis pas que c'est facile de se faire publier, mais c'est du domaine du possible. Je reste persuadée que quand un auteur a une voix personnelle et suffisamment de persévérance pour ne pas baisser les bras tout de suite, il finit par trouver un éditeur.
Rien de très original, donc, mais ce sont des conseils qu'on ne répète jamais assez à mon avis.
Et enfin, pour terminer, le mot de la fin ? Libre à vous de conclure sur ce que vous souhaitez !
N'ayant pas d'idée transcendante pour conclure, je me contenterai d'un grand merci à l'équipe de Psychovision pour ces quelques questions, et pour ses critiques enthousiastes qui m'ont beaucoup touchée.
Merci beaucoup Mélanie Fazi !
Interview réalisée par Chaperon Rouge