Interview Léa Silhol
Léa Silhol, grande prêtresse de la fantasy francophone, a accepté d'accorder une interview à Psychovision pour nous parler de son travail. En attendant la sortie prochaine de ses nouveaux ouvrages, passons donc quelques instants privilégiés en compagnie de la Dame. Qu'elle en soit encore remerciée !
Bonjour ! Tout d'abord, merci beaucoup d'accepter de vous prêter au jeu de cette petite interview pour Psychovision.
Mais... avec plaisir !
Vous êtes à la fois écrivaine à succès, éditrice et anthologiste aux éditions de l'Oxymore. Pas trop difficile à gérer ? Rassurez-moi, vous trouvez encore le temps de dormir et de rêver entre toutes ces activités ?
Eh bien, assez évidemment... je dors peu ! Il est certain que lorsque l'on a autant d'activités voisines mais distinctes, il faut savoir, ou pouvoir, cloisonner son temps, et ses activités. J'en suis venue, au bout de quelques six années de publication 'professionnelle' à la conclusion que, non, tout ne peut pas être fait en même temps. Ces dernières années, j'avais mis un frein sur mon activité d'écriture pour pouvoir remplir les exigences énormes de mon travail de directrice littéraire et d'anthologiste. Et comme cela a fini par beaucoup me peser, j'essaye actuellement de redresser la machine. De beaucoup ralentir sur les anthologies, même si j'apprécie beaucoup l'exercice, et de consacrer plus de temps à l'écriture en soi. De préserver des espaces dédiés à cela. De passer, en pratique, à 'au moins' quatre demi-journées par semaine là où, il y a encore peu, je n'avais que... deux demi-journées par mois ! Sinon, oui, vous avez raison, je crains que cela ne finisse par m'empêcher de rêver...
Dans votre oeuvre littéraire, vous redonnez une certaine forme d'élégance à la Fantasy par des thématiques fouillées dépassant les clichés habituels et un style extrêmement travaillé. Comment en êtes-vous venue à la Fantasy et à la féerie et qu'est-ce que cela représente pour vous ?
J'ai appris à lire assez jeune, vers mes cinq ans, et j'ai été immédiatement une lectrice boulimique. Assez tôt, beaucoup de contes et d'ouvrages mythologiques, et des 'classiques'. Vers onze ans, j'ai découvert la SF à travers Van Vogt et Asimov, et le Fantastique avec Poe et les 'frénétiques' du XIXe. La littérature de Fantasy est venue beaucoup plus tard : j'avais dix-huit ou vingt ans. Et je l'ai assez vite préférée à la SF. Mais dans un sens... c'était la continuité de mon addiction pour la Mythologie et le légendaire. La Féerie... m'a atteinte par le folklore directement, plus que par la littérature. Lorsque je 'creuse' un sujet, je peux passer des mois et des années dessus. Etant attirée par la féerie depuis les contes d'Andersen, j'ai... creusé. Ce qui m'intéresse, au premier chef, c'est comment l'esprit humain négocie avec ses rêves et ses cauchemars, et notamment avec la perspective de la mort. Et c'est dans la religion, la mythologie, le folklore, que je trouve les aspects de ceci qui me paraissent les plus fascinants. Parce qu'on y use du symbole et du contournement. Donc, assez naturellement, je suis allée 'vers ça'.
L'un de vos premiers amours fut le mythe du vampire. Et je crois qu'à l'heure actuelle, vous n'avez écrit que deux nouvelles sur ce sujet. C'est une volonté de votre part, un rejet d'une passion qui aurait peut-être pris trop de place dans votre vie à un certain moment ou un sujet dont vous pensez avoir fait le tour ? Ou projetez-vous au contraire d'écrire un jour un roman ou un recueil complet sur le thème du vampire ?
Mon intérêt pour le mythe du vampire m'a pris après la vingtaine. Je ne dirais donc pas que ce soit à proprement parler un de mes 'premiers' amours. Il procédait complètement de ce que nous disions tout à l'heure : la recherche des tracés de l'âme humaine, de ses fascinations et de ses terreurs, par le biais du folklore et de la littérature. Et il est intervenu à l'une des périodes les plus noires de ma vie, ce qui, je suppose, n'est pas pour rien dans le machin. Je n'ai publié, oui, à ce jour, que trois nouvelles sur le sujet. C'est peu, sur la centaine que j'ai pu à ce jour perpétrer, c'est certain. Il y a aussi un roman, assez ancien, que je n'ai pas proposé à la publication, car je veux revenir dessus. Je n'écris pas sur ce sujet parce qu'il ne me le réclame pas. Je ne ressens pas la 'pulsion'. Peut-être parce que j'écris pour... apprendre, me démontrer à moi-même certains axiomes, ou les explorer. Et je n'ai peut-être pas l'impression d'avoir des interrogations à traiter sur ce sujet-là. D'en avoir peut-être, oui, fait le tour, d'une autre façon. Et tant a été fait, déjà, dont j'ai lu la plupart. Refaire ce qui a déjà été fait m'intéresse peu. Si une idée me vient et qu'elle me fait vibrer, je la traite, comme c'est arrivé récemment avec 'Trois Fois', qui est une réinterprétation d'un conte classique, replacé dans un de mes 'univers'. Sur le thème du vampire, toutefois, c'est assez rare. Un recueil ? C'est vraiment peu probable. Il y a le roman, par contre, sur lequel il faudra que je me penche un de ces jours...
Vous avez un style extrêmement ciselé, ornementé et élégant. Avez-vous longuement travaillé cette particularité qui rend vos textes si reconnaissables entres tous ou votre écriture coule-t-elle réellement - au-delà bien entendu du travail propre à toute écriture - comme nous pouvons le ressentir à la lecture ?
Je ne travaille pas, et ne retravaille que peu. En tous cas... pas le style. Je suis une flemmasse. Pour me satisfaire, un texte doit tomber juste quasi du premier coup, et que je n'aie besoin que de revenir que brièvement dessus. Donc oui, cela 'sort comme cela', j'avoue. Ma mère, qui lisait déjà mes premiers textes lorsque j'étais toute petite, me dit souvent "tu écrivais déjà comme ça". Cela provient en grande partie, je pense, des lectures qui m'ont 'formée'. Les classiques que j'aimais : Hugo, Zola, Flaubert, Stendhal... et plus encore les poètes, et les dramaturges. Etant jeune, je lisais beaucoup de poésie, et de pièces de théâtre, dont Shakespeare, un de mes premiers amours (et qui restera probablement parmi mes derniers), Wilde, Anouilh, Giraudoux, et Corneille. Et je faisais du théâtre. Je pense que le phrasé particulier de la tirade m'est entré dans le sang.
Quand je démarre une histoire, je ne réfléchis jamais au 'ton' que ma voix va prendre. Je me mets dedans, et l'histoire dicte le ton qu'elle doit adopter pour dégager au mieux l'ambiance que je ressens comme 'exacte', et ensuite, cela coule. Que ce soit le langage moderne 'coup de poing' des
fay de Frontier, ou la poésie hiératique de
La Sève et le Givre.
Je pense que trop 'penser' un texte nuirait à sa spontanéité, et à sa sincérité. Le ferait sonner faux. Et puis... ce serait quitter le monde de 'l'être' pour celui du 'paraître', ce qui serait absolument contraire à ma nature.
A beaucoup d'égards, je ne "raconte" pas d'histoires, je pense que je tisse plus des "impressions". Cela peut donner un feeling d'élégance et de ciselure, mais c'est plus... de la transmission de sensations, et donc nécessairement quelque chose d'un peu fou, excessif, tactile. Je n'aime pas l'idée d'être "dirigiste" dans mes descriptions. On a décrit parfois mes trucs comme "cinématiques", et il doit y avoir un peu de ça. Mais en réalité... ça vient comme ça vient, et si c'est en adéquation avec la sensation que je voulais restituer, je ne touche plus. Je n'applique pas de méthode, et aucune pose.
La plupart de vos écrits (et je pense notamment à la Sève et le Givre) jouent énormément sur un jeu d'antinomies de forces et de caractères. Vos personnages et vos univers sont comme un clair-obscur, une alliance profonde des contraires et des opposés. Y voyez-vous comme un moyen de dépasser les archétypes et les clichés de la Fantasy ou une façon d'allier et de rendre au mieux les différents visages de la vie et des hommes ? Pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet ?
Je crois, au contraire, qu'un manichéisme basique des personnages serait une trahison de l'esprit de la Fantasy, et de ses archétypes. Tous les prototypes mythologiques et légendaires qui sont les ancêtres du Merveilleux sont porteurs de paradoxes, et de symboles à la fois opposés et complémentaires. Parce que, oui, justement, ils parlaient de la vie, et des hommes.
Pour ma part... mon écriture ne procède pas d'une intentionnalité quelconque d'adhésion ou de démarquage. Et n'est certainement pas soumise à des critères de 'genre'. Je tisse des expériences. humaines, et inhumaines - l'inhumain n'étant qu'une façon supplémentaire d'approcher l'humain. L'expérience en cours dicte l'histoire, et l'histoire me dit de quoi elle a besoin : concepts, intercession du merveilleux ou de la peur, etc. Selon ce que ma pensée nécessite pour aller 'au bout'. Je n'écris jamais en pensant aux 'codes' d'un genre ou d'un autre, et je n'écris jamais en terme de 'genre' tout court. L'étiquette de genre est utile aux libraires et peut-être aux essayistes étudiant ensuite les oeuvres, ainsi qu'aux lecteurs parfois, mais pour l'écrivain, je pense que c'est un encombrement inutile, et restrictif.
Vous parlez du Merveilleux. Vos textes semblent justement très proches de tout un cortège de mythes, de légendes et de contes. Vous ancrez d'ailleurs vos textes dans une mythologie bien connue (je pense par exemple aux Gorgones, aux Parques, aux Banshees de la Tisseuse mais aussi à la références au conte la Reine des Neiges d'Andersen dans la Sève et le Givre). Qu'est-ce que cela apporte selon vous à votre écriture et à votre imaginaire ?
La littérature Fantastique et Fantasy est toujours en très grande partie basée sur des figures du légendaire. Vampires, garous, fantômes... En quoi ce que je fais est-il si différent ? D'autres avant moi se sont servis d'elfes ou de fées, de dieux grecs ou autres. Rien de nouveau sous le soleil, à ce simple niveau de lecture. Disons que je préfère les dieux aux 'simples' monstres parce que leurs enjeux sont plus vastes. Ils touchent au péché de démesure, d'hubris. Et forcément l'excès, la transgression dont les conséquences sont énormes, m'intéressent plus que des fractures des règles entre normal et anormal disons... plus anodines. Mais... ne voir dans ce que j'ai pu produire que cela c'est ne regarder que l'arbre sans voir la forêt. La Séquence d'Isenne n'a que peu à voir avec la mythologie, comme énormément d'autres textes que j'ai pu commettre, qui relèvent des ressorts du Fantastique et de la SF, et dont beaucoup sont rassemblés dans
Conversations avec la Mort. Par ailleurs, comme je le dis depuis le tout début,
tous mes textes sont liés, et participent d'un même et unique univers. Un Multivers (selon le terme consacré) où les dieux, les anges, les vampires, les fées
existent. Et donc ce 'tout' est là, dans l'exploration que je fais de cet envers du monde, et des points d'impact et de frottement entre cet univers et celui de la normalité. Mais, non, je n'ancre absolument pas tous mes textes dans des mythologies connues. Et celles que j'utilise sont toujours détournées et utilisées pour parler d'autre chose. De nos problématiques modernes, à cheval sur deux siècles qui vont de plus en plus vite, mais où demeurent depuis l'origine les mêmes interrogations, pulsions... Parler de l'humain, pas tracer de simples aventures. Aller là où les choses sont noires, et blanches, et rouge sang, parfois. De l'autre côté du miroir.
Certaines de vos nouvelles dont Runaway Train reprennent le thème qui vous paraît extrêmement cher des Fay et des Changelings, thème qui est notamment repris plus amplement et approfondi dans votre dernier recueil Musiques de la Frontière. Que représentent ces êtres pour vous ?
Je ne pense pas que l'intérêt ou plutôt la "pulsion" que peut ressentir un auteur de revenir toujours auprès des mêmes personnages, ou des même thèmes, puisse se définir juste en terme de "ce qu'ils représentent" Les
fay ne sont pas un thème que j'ai "repris", c'est le nom ancien que j'ai apposé sur des créatures de mon invention. Le thème du changeling ne m'est pas particulièrement cher, je l'ai par ailleurs peu exploité. Et les
fay ne sont
pas des changelings. Ils sont juste vus comme tels par des humains qui cherchent à expliquer l'émergence de ces anormaux parmi eux. Et le font en se basant sur ce qu'ils croient connaître, en les rattachant à la va vite, et de travers, à des légendes. D'un point de vue, disons "basique", que représentent les
fay ? Ce sont des parias, des réprouvés, des êtres confrontés à la discrimination et au rejet... et qui rendent les coups. Or, étant moi-même née dans un peuple en bute à une très ancienne discrimination, et impliquée depuis longtemps dans la défense des droits des minorités, c'est un thème qui me parle. Non pas dans un esprit de plainte et de pleurnicherie, ni même de dénonciation politicienne. Dire, comme la Ripley d'Alien (une de mes héroïnes personnelles) : Oui, il y a des monstres. Constat froid. Ensuite, je travaille juste sur l'intérieur de cette situation, ce qu'elle entraîne comme variations, possibilités, ressenti. Métaphoriquement, à travers la guerre de ces "fées avec des flingues" s'exprime sans doute ma résistance butée contre la Normalité rampante, son laminoir, son attaque automatique contre tout ce qui fait, selon moi, l'enchantement du monde. Les fay sont des étrangers, et j'aime les étrangers. Des étrangers, ils ont toutes les "tares" : ils sont en désaccord avec la logique normée du monde, sa politique commercialiste, ils sont bizarres, déviants, hors la loi, Noirs, Indiens, Gay, Juifs, Tox... Et armés et dangereux. Répliquent à un monde violent par une égale violence. Et au milieu de tout cela, fraternels, fidèles, loyaux, en accord avec une certaine logique du monde, et leur nature. Mais aussi, oui, parfois monstrueux. Je parle des fay parce qu'on ne parle bien, en tant qu'écrivain, que de ce que l'on connaît, et que sans doute, tout simplement, je suis, à beaucoup d'égard, une fay.
Revenons un instant sur Musiques de la Frontière. Le titre de cet ouvrage et le lien qui se créé à l'intérieur entre les mots et la musique (je pense notamment au "crossover" Song(s) 4 fay(s), l'album musical composé autour du thème de Frontier que l'on retrouve dans l'édition Fission de ce recueil) me poussent à vous demander dans quelles mesures la musique est pour vous une source d'inspiration ?
Dans tous les sens, et de manière absolue.
On a sans doute parlé trop souvent et de manière réductrice de Nine Inch Nails à votre sujet, mais avez-vous d'autres styles de musique ou d'autres sources d'inspiration - lieux, êtres, auteurs - qui président plus particulièrement à votre création ?
J'écris, c'est vrai, énormément sur NIN. Ce doit être "l'ambiance musicale" que j'indique le plus, par le biais des citations musicales qui ouvrent ou ferment mes textes. Citer ce simple fait ne me paraît ni 'trop' ni restrictif. C'est, de fait, la musique que j'écoute pendant environ 70 pourcent du temps de mes sessions d'écriture. C'est une réalité. Mais mes goûts musicaux sont très éclectiques. J'ai été, moi-même, bassiste, et la musique est mon Art préféré, bien que je ne joue plus. J'écoute, comme je le dis volontiers 'du sang et de la guimauve'. Mais je n'écris pas sur tout ce que j'écoute. A beaucoup d'égards, mon instrument préféré est la voix. Si je n'accroche pas au timbre du chanteur, il m'est complètement impossible d'écouter. Mes dents grincent (et ce n'est pas une image !) Parmi mes plus vieux amours... David Sylvian, Bauhaus, Nina Hagen, The Clash, Kate Bush, David Bowie... Dans la mouvance actuelle, pas mal de Trip Hop et d'Indus. Garbage, Portishead, Massive Attack, Recoil, Vast... et des 'chanteurs' purs : Perry Blake, Bowie, MacLachlan... Pour ce qui est de mes "compagnons d'écriture"... Sur les romans, beaucoup de Craig Armstrong, et de musiques de film. Je n'écris jamais sans un disque en boucle. Et c'est très souvent, de fait, du Nine Inch Nails. Je peux écrire des choses très... contemplatives ou poétiques sur des morceaux particulièrement, hum, violents de Reznor.
Mais la musique 'sert' surtout à me doper, à me donner le rythme. Mon inspiration, stricto sensu, c'est la vie. Les conversations, les clashes, les moments de 'wow'. Et des lieux, oui. New York, vers laquelle je reviens toujours, et l'Irlande, ma drogue personnelle. Et Venise, évidemment, si présente derrière Isenne. La mer, toujours la mer.
D'ailleurs, et en partie liée avec votre statut d'anthologiste, êtes-vous inspirée par des auteurs plus contemporains ?
Je peux être en admiration devant certaines plumes. Des plumes, en général, qui arrivent à toucher au viscéral et au psychologiquement violentissime sans tomber dans les clichés faciles sexe + sang + dégradation = trash. Le trash, à mon sens, est à l'intérieur. Là où ça bout, fermente, casse et fusionne, parfois sans rien qui le trahisse au dehors. Le reste, c'est du show-off, de la pose de petit garçon pseudo-rebelle. La violence, la douleur, la destruction, tout ce mal qu'on peut se faire à soi-même... c'est invisible sur la peau, ou ne laisse que des tracés et des signes. L'important est dedans. L'obsession et le désir plus crus que la coucherie, le déchirement intérieur plus vrai que les cris, la nausée plus déstabilisante que le "je me roule par terre". On peut écrire sur ça, avec le "dehors" et le "dedans". Cela demande beaucoup d'impudeur, et d'aller très profond en soi. Si on ne parle que des signes du mal, sans exercer sur la tumeur le scalpel de l'extrême lucidité, ce n'est que de la complaisance et du spectacle. Intérêt zéro. Le talent de toucher à cette vérité, certains l'ont, et c'est un vrai bonheur à contempler. Dans les francos, Cixous l'a, et Lélio. Mais... est-ce que cela m'inspire, à proprement parler ? Je ne crois pas. C'est un plaisir de lectrice, très différent. Je suis un animal solitaire, et clos. Ce que font les autres auteurs me touche émotionnellement, mais ne m'altère pas. Je fais "mes trucs" et n'apprends vraiment, je le crains, que de moi-même. De mes propres vertiges et de mes chutes. Qui sont, hum, étant ce que je suis, carrément quotidiens (rires).
Et de manière plus générale, quel regard portez-vous sur la production littéraire actuelle dans le domaine de l'imaginaire ?
La production dans le domaine de l'Imaginaire... je la vois, je crains, de plus en plus comme un animal castré. Je ne parle là que pour le milieu francophone, faute de pouvoir vraiment monitorer pleinement ce qui se passe du côté des anglos. Par ici, il y a une pression monstrueuse qui est exercée sur les auteurs pour qu'ils rentrent dans des moules, des codes, des convenances. Venue des éditeurs, des critiques, des lecteurs. Les auteurs sont incités à "entrer dans le rang" et beaucoup d'entre eux, par force, le font. Ils veulent partager leurs textes, être lus, aimés peut-être. Ils transigent. Lorsque je lis l'un de ces livres, je sens parfois ces cassures, au moment où l'auteur a dû corser l'aspect surnaturel, ou ajouter quelque chose "d'attendu", et je tique. Forcément. La vraie création ne peut être que libre, ou perdre toute sincérité. Je n'écris pas pour publier, ni pour être lue, ou aimée. J'écris ce que je veux, et rien de plus. Et d'autres font leur chemin, aussi, de cette manière-là, des auteurs libres à qui je souhaite un million de fois et plus de trouver des éditeurs qui les suivent, la force de ne pas écouter les pia-pia qu'on lit dans la Presse et sur le Web, et des lecteurs qui se retrouvent dans leur sincérité. Je nous souhaite à tous que les étiquettes de genre soient balancées à la poubelle à laquelle elles appartiennent de droit. Et que les lecteurs d'Imaginaire soient plus nombreux à être de "vrais" lecteurs, en quête d'un peu plus que du simple divertissement, et l'éternelle redite de ce qui se fait depuis quarante ans. En attente d'être bousculés, surpris, déstabilisés, interpellés. Voire un peu... en résonance avec ce que le texte va les inciter à observer en eux, là où on ne veut pas habituellement regarder.
La vérité, c'est que je peine à trouver, de plus en plus, des bouquins d'Imaginaire qui me fassent vibrer et dire "wow, oh wow, j'ai envie d'écrire de la Fantasy". Assez naturellement, ces derniers mois, je suis allée de plus en plus, tant dans mes lectures que mon écriture, vers du "sans étiquette" plutôt apparenté à de la litt-gen. Suis revenue à mes premières amours. Je n'ai pas lu un seul livre d'Imaginaire depuis des lustres hormis ceux sur lesquels j'ai travaillé en tant que dir-litt. Là, mes livres en cours de lecture, c'est un Roberto Calasso et un Hélène Cixous, et juste avant je relisais
Cyrano de Rostand, c'est dire !
Mon regard sur la production franco actuelle en Imaginaire ? Une production, à quelques exceptions près, sans imaginaire, voire sans imagination. Triste, formatée, castratrice. Comme je n'aime pas les murs, je fais mon truc à côté et à part, ne me sentant que très lointainement incluse dans ce cirque.
Vous semblez accorder une grande importance à la femme dans l'imaginaire et dans vos écrits. Pensez-vous que les personnages féminins soient en quelque sorte des personnages plus en marge, des personnages plus enclins aux tourments du fantastique et du merveilleux ?
C'est une illusion d'optique. Sérieusement. Même si je vais, peut-être, plus souvent, faire porter mon récit par des voix de femmes (parce que, toujours, on parle mieux de ce que l'on connaît, et que, oui, je suis une femme), il est tout autant question d'hommes. Parce que, soyons clairs, j'aime les hommes. Très. Ce sont des étrangers, et j'aime les étrangers, disais-je. Le Mec. La fonction de l'homme, son alchimie. C'est un thème que j'aime sacrément. Elle est différente, moins 'visible' peut-être, plus rentrée. Mais il y a peu de mes histoires où l'homme ne soit pas, en réalité, tout aussi signifiant que la femme qui lui fait, éventuellement, face. Parce que, de fait, il s'agit souvent de faces à faces, non ? Et pas toujours hétérosexuels, de fait. C'est la confrontation, le contact, qui est intéressant. Franchement, ceux qui, lisant
La Sève et le Givre n'ont pas perçu que Finstern est largement aussi important, sinon
plus important qu'Angharad... sont carrément passés à côté du bouquin. Et dans Frontier, c'est pire encore, une très grande partie des fay qu'on a pu voir jusqu'à présent étant, de fait, des personnages masculins.
Pour conclure, je me suis laissée entendre que vous étiez actuellement en cours d'écriture de la suite tant attendue de la Sève et le Givre. Confirmez-vous cette information ? Et si oui, peut-être pourriez-vous nous en dire un peu plus sur l'intrigue, histoire de mettre l'eau à la bouche à vos lecteurs ? Retrouverons-nous par exemple le sombre Finstern et la belle Angharad ?
Hmm... oui. Le roman,
La Glace et la Nuit, est en cours. Ou plutôt,
les romans. La "créature" a pris une telle ampleur qu'il va falloir organiser cela en deux volumes. Le premier est quasi terminé. Cela faisait des années que j'avais ça en tête. A peu près au moment où j'ai posé le point final de
La Sève, en gros. J'avais l'idée directrice et une bonne idée de la progression de l'histoire.
Oui, on retrouve bien Angharad et Finstern... (bien que les épithètes "sombre" et "belle" me semblent très peu refléter ce qu'ils sont, entre nous...) Ils sont bien là, ainsi qu'un certain nombre des visages connus depuis
La Sève et le Givre, comme Gaemred, Adraxe, Nicnevin, Herne... Les deux enfants terribles du Royaume vont se retrouver pris dans une nouvelle... hum... transgression, et un pari démesuré dont l'enjeu sera, plus encore que la fois précédente, la nature même de la Féerie. Le principe étant, cette fois, une véritable course contre la montre, et le "conteur" (selon le principe mis en place dans
La Sève : un 'barde' pour chaque volume) étant nouveau, je pense que s'y développe une couleur assez différente de la "quête identitaire" qui donne son pas à
La Sève. On est dans des ambiances plus métalliques, incisives, et parfois aussi plus impertinentes, au travers desquelles vont trouver à s'exprimer des aspects de mes fées qui ne pouvaient pas vraiment prendre place dans le roman précédent. L'esprit de défi d'Ombre, l'addiction au combat et au risque, le jeu d'affrontement des Dix Neuf Cours. On pourrait dire... qu'on a vu dans La Sève la gloire et la splendeur de Finstern, même dans la chute, et sa capacité au renoncement, et qu'on va voir ici sa folie et son insolence. De même, on a pu frôler dans l'opus précédent la capacité de résistance et de volonté d'Angharad, et ce qu'elle peut laisser derrière pour être entière. Et ici, on verra aussi ce qu'elle peut arriver à faire lorsqu'elle choisit de s'impliquer, et de se battre. Par force, on est naturellement plus, là, dans une logique non plus de tension intérieure et solitaire, mais dans des échanges qui rebondissent entre pas mal de personnes. Et ce roman, par ailleurs, trace un pont entre beaucoup de pans de mon "multivers", d'Isenne aux dieux grecs en passant par Seuil / Frontier. Comme il s'y passe énormément de choses, en terme d'actions, d'attaques et de ripostes, cela a pris beaucoup plus d'espace que je ne l'aurais prévu. D'où... un roman qui, parvenu à la moitié de son chemin, est déjà bien plus volumineux que le précédent dans son ensemble. Je suppose que les personnages avaient beaucoup à dire, et m'ont un peu débordée. D'où... deux volumes au lieu d'un, probablement.
J'aimerais bien finir le second volume avant de passer à un quelconque traitement éditorial du tout. Comme j'écris comme une mitraillette en ce moment, cela ne devrait pas être trop long... hum, il faudrait juste que j'arrive à me remettre dans l'ambiance 'pure Fantasy', que je ne ressens pas trop actuellement. J'ai pour l'instant poussé ça sur un coin de mon bureau géant pour terminer mon prochain recueil Fantasy,
Sacra que l'on doit voir vers avril 07 chez Les Moutons Electriques, tout en griffonnant rageusement de la main gauche un roman purement litt-gen, très... viscéral. Ce monstre-là étant fini peu ou prou, je vais pouvoir me l'enlever de la tête (et ôter de la platine les albums de NIN qui ont brûlé le tiroir de la platine à force de tourner en boucle 20 h par jour - sans exagération / d'ailleurs mes voisins veulent ma peau, maintenant, c'est certain).
C'est une période de mutation, en ce moment, pour moi et tout le gang d'artistes qui constitue ma "family". Je ne sais pas trop ce que cela va donner et (hormis
Sacra) quand sortira ceci ou cela. Ni dans quelle direction j'irai ensuite. Je crois que tout ce que je peux dire à ce stade c'est : "attendez-vous à ce que vous n'attendez pas", et c'est valable pour
La Glace et la Nuit comme pour le reste.
Merci beaucoup Léa Silhol !
Interview réalisée par Chaperon Rouge